Il est mort il y a trente ans, à 36 ans, et brille encore comme un soleil noir. Repoussant les limites de l’autofiction dans ses écrits comme dans ses images, l’écrivain-photographe-cinéaste aura ouvert la voie à d’autres voix. Aujourd’hui, son ami, l’écrivain Mathieu Lindon, publie le magnifique Hervelino et Isabelle Adjani raconte leur relation tumultueuse, tandis qu’écrivains et écrivaines évoquent leur Hervé Guibert.
Trente ans après sa mort, le 27 décembre 1991, trente et un ans après la parution de son œuvre majeure, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, quelle place occupe Hervé Guibert dans le champ littéraire ? Un frisson entoure le nom de celui qui incarne, presque en un seul roman, ce qui semble inconciliable, un corps au double visage, sublime de sensualité et angélique puis décharné et le regard paniqué : Eros et Thanatos. Lovés dans les bras l’un de l’autre.
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Et bientôt, Eros rongé par Thanatos, à moins que ce ne soit l’inverse – Eros appelant Thanatos de tout son corps pour culminer dans sa jouissance, donc son désir, et dès lors atteindre l’apogée de sa vie. La maladie, le corps malmené par elle, la mort, c’est comme si Guibert en avait eu la prémonition avant même d’apprendre sa propre séropositivité à 32 ans, en 1988, et bien avant d’écrire ce qui restera comme le manifeste de sa littérature, de son style, et l’imposera au grand public en en faisant une icône et un martyr.
Depuis ses débuts, toute l’œuvre d’Hervé Guibert est hantée par la mort. D’abord ses titres – La Mort propagande, en 1977, son premier livre et recueil de nouvelles, L’Image fantôme, en 1981, ou Vous m’avez fait former des fantômes, en 1987 –, et certains de ses thèmes (torture, décrépitude, violence) ou son goût pour le profane (moral, littéraire) à la limite du morbide, jusqu’à flirter parfois avec le fantastique et le gothique (Les Lubies d’Arthur, référence au roman d’Edgar Allan Poe Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, en 1983). Comme il l’écrira dans les dernières pages d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, le sida “aura été pour moi un paradigme dans mon projet du dévoilement de soi et de l’énoncé de l’indicible”.
Le cœur inavouable de l’écriture
Dès qu’il apprend sa séropositivité, Hervé Guibert se réfugie seul à Rome, à la Villa Médicis, pour commencer ce livre, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, qui n’aura plus besoin des scènes fantasmatiques de tortures et de pédophilie (préfigurant un Dennis Cooper) du Voyage avec deux enfants (1982), ni des scènes de sexe sadomasochiste des Chiens (1982) ni même de vilipender ses parents encore vivants (Mes parents, 1986), comme armes pour repousser les limites du dicible ou de l’indicible.
Quelque chose de plus fort arrive dans sa vie, dans son corps. On peut écrire le sexe, l’outrage, l’interdit sexuel, reste qu’écrire la mort s’impose comme l’ultime tabou, devient alors l’enjeu même et le cœur inavouable de l’écriture. Plus que l’érotisme, plus que bafouer la morale, il faut écrire la mort, cet impensable, cet impossible, l’indicible ultime. Dans Hervelino, son ami Mathieu Lindon a cette phrase si forte : “Hervé était la mort en action dans la Villa.”
“La vérité a des délicatesses.” Celle de refuser cette morbidité qu’est le mensonge. L’accuser d’avoir divulgué le secret de la mort de Foucault, c’est légitimer que le sida devrait rester secret, comme une maladie honteuse
Corps séropositif dont les T4 sont en chute libre, qui devient squelettique – cette mort en action, il la mettra aussi en scène dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, en racontant la mort du sida de son ami Michel Foucault (alias Muzil dans le livre) en 1984, comme pour projeter sa propre mort devant ses yeux, comme un miroir qui refléterait ce qui l’attend, comme un souvenir qui annonçait déjà son futur, comme un subterfuge narratif pour repousser encore les limites : parvenir quand même à décrire ce qu’il ne pourra pas écrire après coup, sa propre mort. Avoir révélé ce que Foucault et son entourage avaient souhaité ne pas nommer – le sida – lui vaudra d’être accusé de traîtrise par la presse (même si la maladie du philosophe était un secret de polichinelle connu de bien des milieux).
Un soir, sur le plateau de Bernard Pivot, le regard voilé de tristesse, Hervé Guibert n’aura que cette réponse, sublime : “La vérité a des délicatesses.” Celle de refuser cette morbidité qu’est le mensonge. L’accuser d’avoir divulgué le secret de la mort de Foucault, c’est légitimer que le sida devrait rester secret, comme une maladie honteuse. Même dans les années 1980, le tabou, c’est cela : le sida, encore perçu comme maladie des homosexuels. Bref, un scandale.
Face à cette vulgarité, la vérité est en effet une délicatesse. Pour Guibert, dès lors que cette maladie est assumée et dite, tout peut être dit, et le sera dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie : comment certain·es de ses proches, dont Marine (inspirée de l’actrice Isabelle Adjani), l’ont trahi… et surtout comment un certain Bill, pendant maléfique de Muzil, qui travaille dans une grande firme pharmaceutique aux Etats-Unis, fait miroiter cruellement un vaccin, un traitement à Hervé et à ses amis atteints eux aussi du sida, pour mieux régner sur leur petite bande.
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Regarder la mort en face
Le livre, qui oscille ainsi entre deux pôles, le solaire Muzil fauché par la mort et le morbide Bill et ses mensonges, le désespoir de se savoir condamné et l’espoir de survivre dans une course folle contre la montre. Et entre les deux, ou plutôt tout autour, c’est toute la vie qu’il fait entrer avec la liberté de celui qui n’a plus rien à perdre. Il n’est plus question de se conformer à la politesse ou la bienséance que la société exige de soi, surtout quand on écrit. Ses jugements sans appel ou certaines de ses descriptions acérées sont une autre façon de ne pas farder la vérité. La vérité, c’est aussi que les ami·es se “comptent sur les doigts d’une main” et : “Je m’aperçois que je n’aime pas les hommes.”
Les vrai·es ami·es sont son amant Thierry et sa compagne Christine, eux·elles aussi séropos – Hervé épousera cette dernière pour la protéger elle et ses deux enfants, et elle survivra aux amants, veillera sur l’œuvre de Guibert –, Hans Georg Berger, Eugène Savitzkaya et, bien sûr, Mathieu Lindon (alias David)… La mort est ce levier qui ouvre toutes les soutes, abat tous les barrages entre dire et ne pas dire : certaines phrases relèvent d’une sécheresse sans compromis – parce que malade, on n’a plus le luxe de perdre son temps – ou d’une tendresse qui frappe juste, parfois ce sont des circonvolutions d’une beauté foudroyante.
Toute son œuvre aura ouvert une brèche immense dans la pratique de l’autofiction, ce genre littéraire très français. Beaucoup de nos écrivain·es contemporain·es s’y sont engouffré·es
La vérité a du style, celui du courage. Pendant les trois années qui lui restent à vivre, Hervé Guibert travaillera beaucoup pour continuer à dévoiler le tabou de la mort en action dans plusieurs livres : en 1991, Le Protocole compassionnel et Mon valet et moi ; en 1992, après sa mort, L’Homme au chapeau rouge et Le Paradis. Toute son œuvre aura ouvert une brèche immense dans la pratique de l’autofiction, ce genre littéraire très français. Beaucoup de nos écrivain·es contemporain·es s’y sont engouffré·es ou, du moins, depuis Guibert, peuvent s’y sentir un peu plus libres.
Au fond, dans la vie comme dans les livres, tout ne tient qu’à cette seule question : avoir du courage ou ne pas en avoir. Et le courage, quel qu’il soit, se mesure toujours à la capacité à regarder la mort en face, à ne pas s’y soustraire, à s’y confronter sans mentir. C’est ce qu’a fait Guibert. Il a eu le courage de ne pas se dérober face à la mort, comme il a eu le courage d’écrire – on ne prendra dès lors pas un grand risque en pariant qu’il aura également eu, avant de disparaître, celui de vivre. Pas donné à tout le monde.
Hervé Guibert, la mort propagande documentaire de David Teboul diffusé sur Arte fin mars
Exposition Hervé Guibert aux Douches la Galerie, à Paris, en décembre 2021-janvier 2022
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