Les archives de Guy Debord s’exposent à la BNF. Derrière la mise en scène de “l’art de la guerre” du stratège de l’Internationale situationniste se lit l’histoire d’une oeuvre dont la force et les ambiguïtés restent plus que jamais d’actualité.
Un petit bristol blanc parmi des centaines d’autres. D’une écriture rapide et précise, Guy Debord note au stylo noir : « Pour dormir tranquille, il faut n’avoir jamais fait certains rêves. » La fiche en question est une fiche de lecture, dédiée au Lorenzaccio de Musset. De celles que le cofondateur de l’Internationale situationniste (IS) a rédigées avec méthode tout au long de sa vie ; 1 400 fragments sur lesquels sont recensés formules et passages à retenir comme un inventaire d’armes déjà acérées. La moitié de cet arsenal constitue le coeur de l’exposition consacrée à Debord à la Bibliothèque nationale de France (BNF). Car le communiqué de presse l’affirme : « Paris, 2013, sur les quais de la Seine, Guy Debord, classé Trésor national, entre pour de bon dans le spectacle, dont il fut le plus intransigeant des critiques. Mais avec lui, pour le combattre encore, son art de la guerre. » Comme une odeur de napalm au petit matin.
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La société du spectacle
En effet, Guy-Ernest Debord vécut, les yeux grands ouverts et les armes à la main, une existence passionnelle, mouvementée et affranchie. Défiant les cauchemars avec style, il livra bataille à « la négation visible de la vie », c’est-à-dire le spectacle, décrit comme « le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir ». Alors qu’aujourd’hui l’expression « société du spectacle » est utilisée à tort et à travers, il suffit de (re)lire le livre du même nom pour se le voir confirmer dès les premières pages : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. »
Loin de se limiter aux divertissements variés qu’offre l’époque moderne, le spectacle est un phénomène complexe et multiforme qui sépare l’homme de son être et le fait évoluer dans le monde irréel de l’apparence. Inspiré par Marx (pour le fétichisme de la marchandise), Lukács (pour la réification) et Feuerbach (pour l’aliénation de l’homme par la religion), Debord n’a cessé de combattre le capital devenu image – la vie des hommes n’existant plus que par la représentation qu’elle donne d’elle-même. Une analyse qui apparaît prophétique à l’ère des réseaux sociaux, où le présent se donne à vivre immédiatement comme souvenir.
L’IS, une critique radicale des conditions d’existence engendrées par le capitalisme
L’Internationale situationniste naît en 1957, quand trois avant-gardes artistiques, nourries des expériences de dada, des surréalistes et des lettristes, s’allient avec pour ambition de révolutionner la vie quotidienne par la subversion culturelle et le dépassement de l’art. Au centre du mouvement, Debord développe une critique radicale des conditions d’existence engendrées par le capitalisme, sur laquelle se greffe une pratique insurrectionnelle et poétique. Avec ses concepts clés – le détournement, la psychogéographie, l’urbanisme unitaire, la dérive ou la construction de situations – mais aussi ses textes et ses slogans, la praxis révolutionnaire des situationnistes exerce une forte influence en mai 1968, avant que Debord ne saborde le mouvement, en 1972, pour préserver l’authenticité des thèses situationnistes et éviter leur récupération. En vain : ce qui était autrefois la théorie situationniste se détache de la pratique (son corollaire inséparable) pour se muer en « situationnisme », dogme jugé par Debord stérile et stérilisant. Celui-ci devient alors pour ceux qu’il qualifiait de « serviteurs surmenés du vide » la référence obligée, créant la dernière situation où la critique du spectacle devient spectacle critique – crime dont nous sommes probablement coupables dans ces lignes.
« On sait que cette société signe une sorte de paix avec ses ennemis les plus déclarés quand elle leur fait une place dans son spectacle. Mais je suis justement le seul que l’on n’ait pas réussi à faire paraître sur cette scène du renoncement », écrivait-il jadis. Soit bien avant d’être classé « Trésor national » en janvier 2009, afin que ses archives (convoitées par le centre de recherche sur les avantgardes de l’université américaine de Yale) ne quittent le territoire. Grâce notamment à Bruno Racine, président de la BNF, c’est donc en qualité de Trésor que la quasi-totalité des manuscrits et documents de travail de Debord cinéaste et écrivain – scrupuleusement triés par l’intéressé avant son suicide en 1994 – ont rejoint le département des manuscrits, après un accord passé avec sa veuve, Alice Becker-Ho. Fiches de lecture, correspondance, photographies, tracts, carnets, affiches… ont donc été ingénieusement sélectionnés afin d’être présentés au public.
Doit-on exposer son oeuvre ?
Toutefois, puisque dans l’histoire situationniste les « contemplatifs » ont été presque plus sévèrement jugés que les adversaires déclarés de la lutte révolutionnaire, il demeure toujours une certaine ambiguïté dans le fait même de citer Debord sans oeuvrer à la destruction du système. Que dire alors de l’exposer ? Raoul Vaneigem, compagnon de route au sein de l’Internationale situationniste, soulignait en 1967 l’aptitude de la société du spectacle à fabriquer ses mythes, à les absorber jusqu’à les rendre invisibles : « La fonction du spectacle idéologique, artistique, culturel, consiste à changer les loups de la spontanéité en bergers du savoir et de la beauté. Les anthologies sont pavées de textes d’agitation, les musées d’appels insurrectionnels ; l’histoire les conserve si bien dans le jus de leur durée qu’on en oublie de les voir ou de les entendre », écrivait-il dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations.
En 1989, une exposition sur l’IS, à laquelle Debord avait refusé de collaborer, avait été montée au Centre Pompidou avant de voyager à Londres et Boston. Dans un des textes du catalogue de l’exposition de la BNF (intitulé « Exposer Guy Debord, exposer l’IS »), l’historienne de l’art et conservateur du patrimoine Fanny Schulmann note qu’à l’époque « la captation de l’histoire situationniste par une institution ‘spectaculaire’ comme Beaubourg avait été clairement questionnée par la presse et perçue comme une entreprise de corruption des idées de l’IS et de leur radicalité », précisant avec une certaine ironie que l’exposition en question n’avait pas été visible pour cause de grève du personnel du Centre Pompidou pendant près d’un tiers de son étape parisienne. Au même moment ou à peu près, Debord consentait à partager documents et archives pour des expositions dans des librairies – celle de Gérard Lebovici en février 89, et plus tard la librairie La Palatine, de Jean-Jacques Pauvert.
De nombreux projets
Car comme le souligne Fanny Schulmann, Debord, tout au long de sa vie, « n’a cessé de porter sur son travail au sein de l’IS, comme sur ses productions personnelles, un regard rétrospectif qui révèle une sorte de fascination pour l’art de la mémoire ». Pour preuve : dès 1961, il dresse le plan d’un projet de bibliothèque situationniste au musée danois de Silkeborg, dotant ce dernier d’un grand nombre de documents. Pour le co-commissaire Emmanuel Guy, l’exposition de la BNF s’inscrit dans la continuité de cet élan archiviste, qui commence dès la publication en 1967 de La Société du spectacle chez Buchet-Chastel, l’entrée au catalogue Gallimard en 1992, et la publication posthume d’un « Quarto » et de la correspondance par sa veuve, à la demande de Debord.
Bien sûr, l’exposition ne pourra manquer de soulever des sarcasmes quant à la récupération, l’édulcoration, la stérilisation, la fétichisation, la réification… de la pensée situationniste. Reste, en miroir, la mise à disposition du fonds par la BNF et donc la possibilité pour « les chercheurs du futur » de se placer au plus près du travail et des réflexions de Debord. Et si, comme il l’écrivait en 1988 dans ses Commentaires sur la société du spectacle, l' »élite » qui s’intéresse à lui est toujours composée pour moitié « de gens qui s’emploient à maintenir le système de domination spectaculaire », reste encore un espoir pour les autres. Toujours sur la fiche dédiée à Lorenzaccio, Debord retient aussi : « J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain, il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. »
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