Auteur d’un passionnant essai, “La Philosophie comme contre-culture”, Guillaume le Blanc s’inscrit dans le prolongement d’une attitude née dans les années 60 avec Foucault, Deleuze, de Certeau… : la relation critique aux normes. Attaché à la philosophie, définie comme une contre-culture, il s’élève contre les représentations mélancoliques et réactionnaires aujourd’hui dominantes et invite à repenser de nouvelles formes de vie.
Votre livre, La Philosophie comme contre-culture, salue le geste critique de la philosophie des années 60 ; un geste dont vous revendiquez l’héritage dans votre propre pratique. Philosopher, est-ce toujours une manière de se situer dans une histoire de la philosophie ?
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Guillaume Le Blanc – Pendant longtemps, on a voulu penser le contexte de la philosophie à l’intérieur de sa propre histoire. Cela a produit des effets d’occultation par rapport à d’autres contextes d’inscription, sociaux, politiques, culturels. C’est à mon avis plus intéressant de réinscrire la pratique philosophique dans l’épaisseur de ces contextes sociaux pour pouvoir revisiter le contexte interne à l’histoire de la philosophie. Et voir en particulier tout ce qui est occulté par elle. Au fond, j’essaie d’ouvrir les contextes à un dehors de la philosophie. Le texte de Merleau-Ponty sur “la philosophie et son dehors” est pour moi fondateur. Conduire la philosophie au-dehors d’elle-même, la transporter en dehors de son contexte institutionnel d’autolégitimation, voilà le geste qui m’importe. Afin de faire ressortir de nouvelles possibilités de vie et de pensée.
Etes-vous l’héritier au fond d’une démarche philosophique, plus encore que de certains auteurs ?
Oui ; en posant cette nécessité d’un rapport à un dehors de la philosophie, je me réinscris dans un contexte philosophique, qui est celui des années 60. Il s’agissait alors d’avoir un rapport constitutif à un dehors. Par la médecine chez Canguilhem ; en faisant entrer le dehors dans le dedans de la philosophie chez Deleuze ; en allant résolument ailleurs, dans d’autres archives, chez Foucault ; en proposant des réflexions sur les marges, avec Derrida ; ou en allant du côté de la quotidienneté chez de Certeau. Comment la philosophie peut se réinventer à partir de ces inventions à l’extérieur d’elle-même : c’est un geste inaugural, selon moi. En proposant cette sortie hors de l’histoire décontextualisée de la philosophie, je me réinscris en effet dans le prolongement d’une attitude philosophique. Il faut aujourd’hui se réapproprier ce geste, alors qu’il est potentiellement malmené par des tentatives de relégitimation d’un ancrage étroitement disciplinaire. Se revendiquer de ce geste, c’est vouloir que la philosophie soit autre chose qu’une scolastique et qu’elle fait toujours corps avec la critique.
Qu’est-ce qui rassemble fondamentalement les divers textes de ce moment des années 60 : la critique des normes, des assignations, le refus du partage entre le normal et le pathologique, le devenir minoritaire… ?
Ce qui me paraît fondamental, c’est la relation critique aux normes. Ce qui a aggloméré à un certain moment des positions très différentes, avec une grande variation, c’est la critique des normes. Le “devenir minoritaire” de Deleuze, c’est clairement une référence à la constitution d’un homme normal, blanc, occidental, auquel il oppose des lignes de fuite qui viennent trouer ce régime des normes majoritaires. Dans un autre registre, le travail de Foucault peut se comprendre comme une historicisation de nos régimes de normes, comme une entreprise de dénaturalisation de ce qui passe comme naturel dans notre rapport aux normes : comment trouver des foyers d’invention rendus possibles même à l’intérieur des régimes de normes constitués dans les savoirs et dans les pouvoirs ?
La critique des normes est, selon moi, d’emblée connectée à des régimes d’invention possibles, qui détournent ces normes, voire les transgressent. Canguilhem reste une matrice de ce geste lorsqu’il montre dès 1943 que la vie, c’est l’invention de nouvelles normes, et que ce qu’on appelle la normalité, c’est une manière pathologique d’annuler cette invention en réduisant le cours de la vie à des normes dont on ne peut plus sortir ; il construit un dispositif théorique et pratique qui autorise de penser les inventions comme des manières de faire revivre les normes existantes ou d’en instituer des nouvelles. Sa phrase « s’il existe des hommes normaux, c’est parce qu’il existe des hommes normatifs, capables de briser des normes anciennes et d’en instituer de nouvelles », me semble une proposition très forte qu’il faut faire jouer dans tous les contextes de vie possibles.
Je vois là un geste philosophique central. Foucault a récupéré ce geste de Canguilhem. Le groupe information prison posait cette question : comment être gouverné autrement dans la forme carcérale ? Quels sont les foyers d’invention possible qui viennent décontaminer le registre des normes ? Dans L’Histoire de la sexualité, Foucault affirme que dans la manière de se rapporter au code moral, il y a un espace de liberté irréductible. Il est possible d’inventer à l’intérieur du régime de normes. Foucault est un penseur des normes, mais il est surtout un penseur des zones de contingence et des possibilités d’expérimentation à l’intérieur de ces zones de contingence. Mais ces zones de contingence, nous avons à enquêter sur elles, à comprendre où elles se trouvent, pour agir en retour à l’intérieur d’elles.
Comment, à partir de cette critique des normes, définir alors ce que vous appelez une “contre-culture” ? Qu’est-ce que la philosophie comme contre-culture ?
Dans l’histoire de la philosophie, je repère un tournant culturaliste qui consiste à assumer le fait que la pensée se trouve toujours située à l’intérieur d’un contexte culturel et social et doit être analysée comme une forme discursive parmi d’autres. Pendant longtemps, la philosophie s’est pensée hors sol, hors contexte, et a donné des leçons aux autres discours et aux formes de vie, en position de surplomb.
En se réclamant de l’universel, dès Platon et Aristote, Jacques Rancière a démontré dans Le Philosophe et ses pauvres que les exclusions construisaient la posture du philosophe, comme celui qui s’arroge le droit de formuler l’universel au nom de sa légitimation de philosophe. Ce geste-là, on peut le repérer aussi au XVIIIe siècle lorsque Kant démontre la supériorité de la race blanche sur les autres, au XIXe siècle, lorsque Hegel affirme que l’Afrique est éloignée du cours de l’histoire par rapport à l’Europe.
Le geste philosophique est ici celui qui dit l’universel en dehors du contexte dans lequel on est amené à dire cet universel. Il me semble que le tournant culturaliste de la philosophie a consisté, a contrario, à vouloir s’interroger sur le fait de savoir d’où l’on parle, ce qui conduit à situer le discours que l’on est amené à produire. D’où parlez-vous quand vous dites quelque chose ? Il y a trois manières de prendre en charge les contextes culturels au sein desquels on dit quelque chose. Première manière : avec Wittgenstein, la philosophie ne peut consister qu’en des jeux de langage raccrochés à des formes de vie ; deuxième manière : avec l’école de Francfort et Adorno, il y a la nécessité de faire un travail interdisciplinaire ; Enfin, avec les années 60 en France, la philosophie devient un diagnostic du présent. Foucault estime que le philosophe est un journaliste transcendantal, qui doit décrypter les allures du présent. Il repère dans le texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? la première occurrence de la philosophie : le philosophe appartient à son présent et ne peut pas en sortir mais il peut en contrefaire certaines allures. Penser le présent, c’est reconnaître qu’on y appartient, sans pour autant faire allégeance.
Il me semble que la voie ouverte par Foucault, en dialogue avec l’école de Francfort, c’est que dès lors qu’on fait un diagnostic de ce présent, la question est de savoir comment on peut être gouverné autrement que par les formes majoritaires de ce présent. Jusqu’à quel point cela pourrait-il être autrement ? Dans Qu’est-ce que la critique ?, en 1978, Foucault dit que la critique, c’est l’art de ne pas être pas tellement gouverné. Comment est-ce qu’on ne peut pas être trop gouverné dans nos corps, dans nos esprits ? Pour cela, il faut faire une enquête sur notre présent. Pour moi, la contre-culture en philosophie, c’est la possibilité de proposer un lien entre un diagnostic critique d’un état de la société et les possibilités pratiques qui naissent de ce diagnostic. Ce n’est pas seulement faire un diagnostic critique, c’est aussitôt poser la question des allures de vie que l’on peut expérimenter à partir de ce diagnostic critique. Autrement dit, j’entends par contre-culture le foyer d’une expérimentation vitale, ouverte par la pratique de la critique.
Il existe donc une différence entre critique et contre-culture ?
Oui. Ce qui m’intéresse, c’est de voir en quoi l’attitude critique ouvre, libère des nouvelles formes de vie. C’est ce qui se passe autour des questions de genre, de classe, du travail, de race, autour de la raison économique… Le problème, c’est que ce geste philosophique à l’œuvre dans les années 60 a été absorbé dans des formes de réinstitutionnalisation de la philosophie ; ce qu’il y avait de contre-culturel dans ces foyers a été effacé au profit d’une nouvelle doxa. Un nouveau chapitre a été rajouté, sans que l’aspect subversif d’auteurs comme Deleuze ne soit pris au sérieux, notamment sur les nouvelles formes de vie qu’ils ouvrent. Comment la vie ordinaire peut-elle devenir une vie philosophique dès lors qu’elle propose des réinventions connectées à des foyers critiques rendus possibles par la philosophie elle-même ? Les représentations d’aujourd’hui sont mortifères, mélancoliques, réactionnaires ; si la pensée ne prend pas garde, elle va rejoindre cette zone identitaire réactionnaire et va perdre sa capacité à transformer la vie des gens, elle va perdre aussi la possibilité d’entrer en relation avec la capacité des gens à transformer leur vie, leur pensée.
Comment interprétez-vous aujourd’hui le climat intellectuel réactionnaire, manifeste sur les questions de genre par exemple ?
Ce qui me frappe, c’est un retour à une position d’ignorance ; c’est l’arrogance de l’ignorant. On passe sous silence trente années d’enquêtes sur le genre. Quand on dit le genre est une pratique et pas une théorie, on se coupe de ce qui a fait la grande originalité des théories du genre : d’être à la jonction d’un champ d’études très théorique et d’un champ d’expérimentation très pratique. La contre-culture, c’est précisément cette jonction : la possibilité d’inventer des foyers de théorisation nés de contestation d’assignations à des régimes de normes majoritaires. C’est ce qu’on perd aujourd’hui ; en refusant même le terme de théorie du genre, on disjoint cette relation qui est pour moi le cœur de la philosophie : la possibilité d’expérimenter à l’intersection du théorique et du pratique.
Il faudrait être la fois du côté du concept et du côté des manières de vivre ?
Oui, et on ne sait jamais où s’arrête le concept dans une allure de vie et jusqu’où va une allure de vie dans un concept. C’est cette zone d’indistinction qu’il faut retrouver aujourd’hui. Le geste philosophique d’aujourd’hui n’a pas pour moi à refonder la démocratie ou la morale, il n’a pas à être du côté de la normativité ; il consiste dans une expérimentation de la zone d’indistinction entre la pratique de vie et le concept.
Doit-il intégrer le dialogue avec les sciences sociales ?
Evidemment ; ce geste philosophique ne peut qu’intégrer le champ des sciences sociales, mais aussi les ressources de la littérature, du cinéma, du droit… C’est la philosophie et son dehors : elle fait référence à d’autres contextes discursifs. La philo existe aussi à l’extérieur d’elle-même. Un régime de pensée circule dans des nappes de discours très distincts et dans des pratiques très variées.
La philosophie doit-elle accepter sa position de marginalité ? Ou doit-elle tendre au centre du pouvoir pour le subvertir ?
Le geste philosophique comme contre-culture doit selon moi subvertir la distinction classique entre le centre et la périphérie, le dedans et le dehors. Le fait que la philosophie se soit intéressée aux marges, à la marginalité des vies diminuées, à des reconfigurations de mondes à partir des marginaux, n’est pas anecdotique. Ce qui se joue, c’est la remise en cause du partage entre le centre et la périphérie. Comment peut-on penser à partir du moment où les périphéries sont partout ? On n’a plus à référer la périphérie à un centre. De la périphérie se construit à partir de centres du pouvoir ; justement, ce conflit entre ces deux registres doit nous conduire à cette idée qu’il n’y a pas de pathologie sociale ; il n’y a pas d’anormalité sociale ; il y a des explorations de régimes de vie qu’on ne peut pas réduire à des états pathologiques. Une vie sans travail n’est pas une vie malade. Une vie homosexuelle n’est pas une vie malade.
Quels sont les objets de pensée décisifs aujourd’hui, en rapport avec la critique des normes ?
Il y a des figures de la subjectivité contemporaine qu’il faut repenser depuis cette interrogation contre-culturelle de la philosophie. L’étranger, par exemple, est une figure fondamentale pour penser les assignations des sujets à un territoire, à une nation, avec des présuppositions sur la place du citoyen national comme travailleur. La figure du fou doit aussi être réinterrogée ; le fou est aujourd’hui dans la rue ; il n’entre à l’hôpital qu’à partir du moment où il pose des questions de sécurité dans la rue ; cette expérience de la rue doit être repensée. La figure du précaire met en cause la stabilité tenue pour naturelle des régimes de normes. Il y a donc des figures et des lieux à repenser.
Comment s’opère aujourd’hui l’imposition des normes ?
Aujourd’hui, on observe le retour de la raison économique à l’intérieur des dispositifs de norme. On est pris dans des procédures de contrôle, d’évaluation à partir d’un impératif de rentabilité posé comme norme des normes. Cet impératif sous-tend tous les lieux du social aujourd’hui. On est dans une reconfiguration des dispositifs de normes depuis la raison économique.
Comment ne plus être gouverné par la raison économique avec son lot d’évaluations ?
L’évaluation se fait toujours pas un évaluateur caché qui refuse, lui, d’être évalué. Il ne peut y avoir d’évaluation que s’il y a tension entre des régimes d’évaluation. Il faut opposer à ces évaluations exogènes, qui négligent les pratiques réelles des travailleurs soumis à des régimes d’évaluation, des évaluations endogènes portées par les sujets eux-mêmes. Les groupes d’information prison de Foucault et les groupes des usagers avaient cette intuition : la manière dont j’use de l’hôpital n’est pas la manière dont vous le définissez. Il faut reprendre cette idée et réorganiser des collectifs de travail pour dire en quoi consiste le travail des gens, à l’écart des évaluations. L’une des scènes de la politique aujourd’hui, c’est d’essayer de réintroduire ces foyers d’expérimentation portés par les gens et les affirmations de micro-normes qu’ils induisent. En ce sens, la contre-culture est devant nous.
La Philosophie comme contre-culture (PUF, 208 p, 19 €)
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