Ce texte furieux, du très grand Céline, sortira le 5 mai. En attendant la publication d’autres inédits à l’automne et en 2023.
Le 16 juillet 1934, Louis-Ferdinand Céline écrit à l’éditeur de son Voyage au bout de la nuit, Robert Denoël : “J’ai résolu d’éditer Mort à crédit, 1er livre, l’année prochaine Enfance, Guerre, Londres.” La publication cette semaine, quatre-vingt dix ans après cette lettre, de Guerre, roman inédit de Louis-Ferdinand Céline, est un événement historique – et l’histoire rocambolesque de sa disparition puis de sa réapparition, tout un roman.
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Écrit en 1934, dérobé avec d’autres manuscrits à la libération en 1944 chez l’écrivain à Montmartre – alors que celui-ci fuit la France pour rejoindre le gouvernement de Pétain et d’autres collabos à Sigmaringen -, le manuscrit de Guerre a miraculeusement refait surface en 2020 avec les autres textes disparus. En tout, 6 000 feuillets. Le critique de théâtre Jean-Pierre Thibaudat les avait en sa possession depuis quinze ans (lire son propre texte expliquant l’histoire de ces inédits sur Mediapart), après qu’un mystérieux individu les lui a confiés à condition qu’il n’en dévoile pas l’existence avant la mort de la veuve de l’écrivain, Lucette Destouches. Celle-ci morte en 2019, les manuscrits ont été transmis aux ayant-droits de Louis-Ferdinand Céline, l’avocat François Gibault et Véronique Robert-Chovin, qui ont décidé de les publier au plus vite. Guerre, donc, paraît le 5 mai, et les autres inédits retrouvés, dont Londres et La Légende du roi Krogold (mentionné par Céline dans d’autres de ses livres, notamment Mort à crédit) dès l’automne prochain, ainsi que les pages supplémentaires de Casse-pipe, qui reparaîtra dans sa version intégrale en 2023.
Oxygène à dose exaltante que procure la vraie littérature
Roman autobiographique, mélange de vécu et de fiction comme les autres textes de Céline, Guerre nous plonge dans l’enfer de la guerre en même temps que dans la beauté de la littérature dès son ouverture : “J’ai bien dû rester là encore toute la nuit suivante. Toute l’oreille à gauche était collée par terre avec du sang, la bouche aussi. Entre les deux y avait un bruit immense. J’ai dormi dans ce bruit et puis il a plu, de pluie bien serrée. Kersuzon à côté était tout lourd tendu sous l’eau. J’ai remué un bras vers son corps. J’ai touché. L’autre je ne pouvais plus. Je ne savais pas où il était l’autre bras. Il était monté en l’air très haut, il tourbillonnait dans l’espace et puis il redescendait me tirer sur l’épaule, dans le cru de la viande.”
Horreur d’un épisode réellement vécu durant la Première Guerre mondiale par le jeune soldat Louis Destouches, qui, blessé au bras et à la tête, se réveilla sur le champ de bataille entouré de cadavres – il se plaindra de terribles maux de tête toute sa vie – puis sera transporté à l’hôpital par des Anglais ; et, dès ces premières phrases, oxygène à dose exaltante que procure la vraie littérature. Dès la première page, on est dans l’univers d’un très grand écrivain, et on n’en bougera plus sur plus de 150 pages, entraîné au rythme furieux des battements de ses mots.
Crudité et poésie, oralité furieuse
D’après François Gibault (dans l’avant-propos) et Pascal Fouché (qui a établi l’édition présente), il s’agirait d’un premier jet – Céline aurait probablement, s’il avait pu, retravaillé le texte pour publication. N’empêche qu’un premier jet comme ça, on aimerait en lire tous les jours : “De penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent, je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons.”
Morceaux d’humour noir aussi, morceaux de dérision et d’autodérision, crudité et poésie, oralité furieuse mais sans cesse maîtrisée, comme la rage, la sienne, qu’il tournera contre la littérature elle-même pour mieux la malmener, l’agresser, en somme la sortir de la bienséance qui a laissé faire la guerre, et la renouveler. Guerre s’écrit dans une langue totalement singulière, celle d’un homme qui fera de la guerre le centre, l’enjeu de toute son œuvre.
Langue violemment affranchie
À l’hôpital où il est transporté, le narrateur se retrouve entouré de bien des personnages grotesques, dont l’infirmière lubrique L’Espinasse, qui le masturbe de temps à autre, et Bébert (nom du chat de l’écrivain), rebaptisé Cascade au fil du texte, qui lui parle de sa femme, Angèle, une prostituée, avant de se suicider. La suite relève d’un rêve ou d’un cauchemar pornographique, tant le texte prend une tonalité onirique, cocktail de descriptions sexuelles très crues et de détails burlesques, presque jusqu’au délire verbal. À la fin du roman, il va suivre Angèle, emmenée par un aristocrate anglais, à Londres – la suite sera donc Londres, inédit lui aussi, à paraître à l’automne.
À la toute fin du livre, trois pages de “lexique de la langue populaire, argotique, militaire et médicale” ont été ajoutées pour comprendre la langue violemment affranchie et entièrement personnelle de Céline, qui les mélange toutes. Car la guerre n’est pas qu’un motif, un sujet ou un objet dans Guerre – et dans toute l’œuvre célinienne -, elle est l’enjeu ou le moteur de l’écriture même, car elle est aussi guerre menée contre le beau style, la belle langue, la jolie phrase, contre toutes les convenances et autres conventions littéraires de son temps, un acte anarchique comme s’il lui fallait coûte que coûte percer l’hypocrisie des hommes – servie par leur langage – qui se sont montrés capables de commettre une telle boucherie.
Céline était en même temps un immense écrivain et un antisémite dégueulasse
“C’est pour tenter d’éviter le retour de semblables horreurs que Céline a écrit Voyage au bout de la nuit, mais ce ne sont malheureusement pas les écrivains, si talentueux soient-ils, qui changeront le monde”, écrit Gibault dans sa préface, en oubliant étrangement de mentionner que seulement trois ans après Guerre, Céline écrira le premier de ces trois pamphlets violemment antisémites, Bagatelles pour un massacre (1937), qui sera suivi de L’École des cadavres (1938) et Les Beaux draps (1941). Trois textes de propagande écoeurante, appels à la haine et au meurtre des Juifs, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale à venir ou déclarée.
Étrangement encore, aucun de ces textes n’est pas davantage mentionné dans la “note sur l’édition” ou le texte de fin “Guerre dans la vie et l’œuvre de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline”. Or, le risque à ne pas rappeler l’existence de ces textes est de faire de Céline une victime, et de participer à l’opération d’auto-blanchiment orchestrée par Céline lui-même, avec son épouse, après-guerre, interdisant la réédition des pamphlets pour mieux les faire oublier. Comme s’il était si difficile d’admettre le paradoxe : Louis-Ferdinand Céline était en même temps un immense écrivain et un antisémite dégueulasse, qui détestait la guerre, mais appelait à en mener une contre les Juifs d’Europe.
Guerre, de Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, en librairie le 5 mai.
Exposition Céline, les manuscrits retrouvés, du 6 mai au 16 juillet 2022, Galerie Gallimard, 30/32 rue de l’Université, 75007 Paris.
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