En 1973, Don DeLillo écrivait un roman sur le rock. Formidable et formidablement daté, il sort enfin en France.
A mi-chemin entre St Marks Place (où les New York Dolls posent la même année pour la pochette de leur premier album) et le Bowery (où, rebaptisé CBGB’s, un bar à bikers s’apprête à devenir la Mecque du punk), une rock-star se cloître dans un gourbi de l’East Village new-yorkais.
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En larguant son groupe, Bucky Wunderlick a le double privilège de devenir, en 1973, l’objet de mille rumeurs et le héros du premier grand roman consacré au monde du rock. Mais en aucune manière d’un roman rock. Don DeLillo étant l’anti-Nick Hornby, la dérive de son personnage n’est jamais vue à travers des lunettes en forme de coeur. Cérébral et satirique (voire caricatural), Great Jones Street poursuit l’entreprise de démythification tous azimuts commencée deux ans plus tôt avec Americana.
Un formidable témoignage formidablement daté
Au-delà de son maniérisme – monologues abscons et réparties cryptiques permettraient à eux seuls d’en identifier l’auteur –, Great Jones Street reste un roman d’autant plus formidable qu’il est formidablement daté. Ecrit au lendemain de la décennie la plus folle de l’histoire du rock, celle où Godard filmait l’accouchement d’un sulfureux classique des Stones tandis que des exégètes analysaient le contenu des poubelles de Dylan ou épiloguaient sur les pieds nus de Paul McCartney, le livre capte à la perfection le climat culturel d’une époque durant laquelle le moindre refrain d’un songwriter en pétard contre la guerre du Vietnam affolait les rotatives.
Hybride de Dylan et de Jim Morrison, Bucky Wunderlick est l’archétype du prophète sixties, entraînant rituellement son public au bord de l’hystérie et brassant dans ses chansons sexe, violence et courroux contestataire. Bien que retiré du monde, il attire une nuée de parasites, journalistes et sommités underground – sans oublier un manager rapace et les membres d’une communauté qui, bien qu’infiniment mieux organisée qu’elle, partage avec la “famille” de Charles Manson un penchant pour le maniement du poignard et le trafic de dope.
Sous les cieux de glace de l’hiver new-yorkais s’enchaînent alors simulacres de dialogues (retranchés dans leurs discours, les protagonistes sont sourds à celui d’autrui), doubles jeux et manipulations, l’intrigue s’organisant autour de deux sacs volés, dont l’un contient les bandes de chansons inédites et l’autre des échantillons d’une drogue aux effets décérébrants tout aussi inédits.
Tandis que les sans-abri grelottent, délirent et vocifèrent dans les rues de Manhattan, Great Jones Street s’achemine vers une fatale conclusion paranoïaque, laquelle n’empêche pas l’écriture de DeLillo d’atteindre, dans le dernier chapitre, des sommets d’une poésie d’autant plus insolite que c’est dans la grisaille urbaine qu’elle puise son éclat.
Bruno Juffin
Great Jones Street (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marianne Véron, 290 pages, 22 €. En librairie le 1er juin.
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