Fan de graffitis, un homme devient une proie quand les émeutes de Watts éclatent… Graffiti Palace claque comme la réécriture gangsta de L’Odyssée.
11 août 1965. Los Angeles brûle sous le soleil d’un été caniculaire. Dans Watts, l’un des quartiers noirs de la ville, un policier blanc à moto contrôle un Afro-Américain de 21 ans au volant de la Buick de sa mère. Très vite, une altercation éclate, les renforts débarquent, la foule se masse.
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Des rumeurs – fausses – se propagent : “Un homme est mort !”, “Ils ont frappé cette femme pour rien !”, “Elle est enceinte !” Des cannettes et des pierres fusent. La mèche est allumée : “C’est une bavure ! Pareil qu’à Selma !” Dans une Amérique au climax de la lutte des droits civiques, c’est l’explosion : les émeutes de Watts durent 6 jours et laissent 34 corps sur le bitume.
Americo Monk est un “graphologue urbain, un sémioticien du graffiti”
Voilà pour la grande histoire. La fiction d’A. G. Lombardo, elle, se glisse dans les interstices de la mémoire collective. Elle appartient à la mythologie du ghetto. On y suit Americo Monk, un petit malin du quartier. Keds rouges, lunettes noires et carnet bleu. Dans ce dernier, le lascar compile “notes, schémas, dessins des tags et graffitis de la ville”.
Au gré de ses tribulations frénétiques, il consigne “symboles de gangs, signatures de graffeurs, arts de malfrats et, dans les marges, en pattes de mouche, localisations, explications, questions, affiliations, styles, motifs récurrents et interactions”. Americo Monk est un “graphologue urbain, un sémioticien du graffiti”. Il est le maître des codes de ville.
Et tous – gangsters, agents et activistes – convoitent son trésor. Le carnet est une formidable mine de renseignements pour les flics qui traquent les gangs, leurs fiefs et leurs alliances. Il est un graal pour les bandits qui se livrent une guerre de territoires sans fin. Alors quand la cité s’embrase, Monk est en sursis. Il se sait traqué, proie sans défense dans le ghetto qui s’enflamme. Il n’y a que sur la ruse et la chance qu’il peut compter pour rentrer chez lui, où l’attend sa dulcinée, fumant des Kent sur des airs de Bill Evans, enceinte de leur premier enfant.
“Burn, baby, burn!”, crachent en boucle les sonos des quartiers
Porté par un impressionnant souffle romanesque, Graffiti Palace est une réécriture de L’Odyssée version gangsta. Pas de chants mythologiques ici, mais une ritournelle enflammée aux accords jazzy. “Burn, baby, burn!”, crachent en boucle les sonos des quartiers pour attiser les émeutiers.
Mais aux embûches homériques, l’auteur préfère les embrouilles urbaines et le folklore de l’asphalte : Hermès devient un tagueur sans sandales ailées mais avec de bonnes baskets pour échapper à la police, le Cyclope est un dealer de crack géant, Circé une magicienne vaudoue et les sirènes dansent désormais autour des barres de pole-dance dans des bars à néons.
L’épopée de l’Ulysse en Keds rouge est dense, turbulente et grisante. Lombardo excelle à fusionner l’antique au contemporain dans cette fresque survoltée et presque anachronique tant elle est portée par l’énergie d’un hip-hop qui ne naîtra que vingt ans plus tard.
Avant d’être l’art de la rue, le graffiti en est son récit codé
Mais ce que racontent surtout l’auteur et son héros “sémioticien du graffiti”, c’est l’incroyable pouvoir de l’Ecriture. Au commencement, il y a l’agencementde ces calligraphes tagués sur les murs. “Trois nombres reliés par des traits comme une date de naissance à l’intérieur de la double boucle baveuse d’un B majuscule : 6-20-13.”
Pour raconter la ville, ses intrigues, ses guerres et ses mystères : “Les chiffres correspondent à des lettres de l’alphabet : 6 F, 20 T, 13 M – FTM, Fuck The Man –, B pour Businessmen Gang, zone de Watts, c’est le marquage d’un territoire de deal.” Avant d’être l’art de la rue, le graffiti en est son récit codé. Des lettres, des chiffres et des symboles pour “se réapproprier la ville”. Se réapproprier son histoire aussi.
Le passage des murs à la page est celui de l’éphémère à l’indélébile. Si Monk décrypte le verbe du ghetto dans son cahier, Lombardo, lui, le fixe dans son roman. Pour le faire circuler. Et par là, c’est une définition de la littérature qu’esquisse ici l’écrivain, dont “la parole voyage dans l’espace, d’un esprit à l’autre, sur toute la planète… mais les pages sont vierges tant que personne ne les a vues, les mots ne deviennent signes que lorsqu’ils sont lus… et ensuite ils nous changent…” C’est d’abord sur les murs que la mythologie du ghetto s’est écrite. C’est désormais dans les pages de Lombardo qu’elle se perpétue.
Graffiti Palace d’A. G. Lombardo (Seuil), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé, 400 p., 22 €
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