Sous le nom de Rebecca Lighieri, Emmanuelle Bayamack-Tam saccage les vacances d’une famille bien sous tous rapports dans un roman sanglant. Rencontre.
Parfois les écrivains signent de plusieurs noms et en général, de Romain Gary à Boris Vian, cette faculté à jouer avec les pseudos et les genres littéraires est un gage de virtuosité. C’est le cas d’Emmanuelle Bayamack-Tam.
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Les connaisseurs suivent depuis longtemps la talentueuse et prolifique auteur du trop confidentiel La Princesse de. (2010) ou de Je viens, qui lui a apporté, en 2015, un plus large public. Cette romancière inclassable, qui truffe ses textes de discrets alexandrins et de références mythologiques, pourrait se contenter de consolider son succès et sa réputation de transgressive. Mais cet hiver, elle a choisi de s’appeler Rebecca Lighieri.
“L’envie de s’aventurer sur le terrain du roman noir”
Après Husbands (2013) et une nouvelle, c’est la troisième fois que ce pseudo apparaît. Alors que l’on rencontre Emmanuelle Bayamack-Tam chez son éditeur et que l’on s’étonne de cet étrange goût pour le changement d’identité, elle nous raconte ce qui était, au départ, lié à une sorte de défi personnel, “l’envie de s’aventurer sur le terrain du roman noir”.
“Quand je suis Lighieri, ma démarche, ma méthode, mon propos sont différents. Quand j’écris un Lighieri, il y a un homicide au centre du texte, et je sais d’avance ce que je veux raconter. J’ai les grandes lignes du récit, même si bien sûr il prend parfois des directions un peu inattendues. Quand j’écris sous mon nom, je n’ai qu’un point de départ très ténu, en général poétique, Michaud, Rimbaud, Ovide, ou une image. Et quand je signe Lighieri, même si mes exigences ne sont pas moindres, la phrase est peut-être moins acrobatique, plus directe. Donc, pour moi, il y a une différence et le pseudo est là pour l’afficher.”
On pense à Antoine Volodine et au groupe d’écrivains du postexotisme qu’il incarne à lui tout seul. Mais on se demande aussi quel est l’intérêt, pour un auteur, d’écrire ainsi des livres de genres différents, de suivre plusieurs chemins parallèles.
“J’aimerais bien avoir toute une galaxie d’hétéronymes”
Emmanuelle Bayamack-Tam semble désolée que l’on n’ait pas spontanément compris son désir d’exploration : “En fait, je ne vois pas ce que je ne pourrais pas écrire. Je pense que je peux me lancer dans des romans de science-fiction, par exemple, ou des textes plus expérimentaux. Aussi, je m’imagine très bien multiplier les pseudos, les avatars, pour écrire des choses encore différentes. Oui, je sens ma démarche assez proche de celle de Volodine, même si je ne la théorise pas vraiment. J’aimerais bien avoir toute une galaxie d’hétéronymes.”
L’horreur grignote les rayonnantes apparences
En tout cas, on retrouve chez Lighieri les mêmes qualités narratives que chez Bayamack-Tam, et ce roman peut être lu et apprécié pour lui-même, que l’on sache ou pas que derrière lui se cache l’auteur d’Une fille du feu (2008). Soit une famille bourgeoisement heureuse à Biarritz. Un père pharmacien, une mère femme au foyer entièrement dévouée à ses enfants dont elle est très fière. Thadée et Zachée, les deux grands garçons déjà étudiants, si beaux et si brillants, et Ysé, la petite fille un peu étrange mais si sage. Les deux aînés ont une passion commune : le surf, qu’ils pratiquent dès qu’ils le peuvent sur les plages alentours et dont ils parlent tout le temps.
Alors, voilà. Une famille idéale, de beaux et sportifs jeunes gens, des vacances idylliques à La Réunion. Sauf que l’horreur a déjà commencé à grignoter les rayonnantes apparences et que le clip des beach boys va tourner au carnage. On ne vous raconte pas les ressorts sanglants de cette histoire pleine d’une sorte de jubilation sarcastique et qui élève le roman noir au rang de tragédie biblique.
“Dans la bible comme dans la mythologie, c’est incessant, fait remarquer Emmanuelle Bayamack-Tam. Les frères qui se tuent, les pères qui tuent les fils, les mères qui donnent les fils à manger aux pères. On est constamment là-dedans. Je n’y ai toutefois pas pensé en écrivant, le travail de saturation du texte par des références bibliques, mythologiques ou poétiques c’est plutôt Bayamack-Tam. Dans Lighieri, les références sont surtout cinématographiques, j’ai beaucoup pensé à un film culte du surf, L’Eté sans fin, où deux garçons parcourent le monde à la recherche de la vague parfaite. J’ai pensé aussi à Stephen King.”
“Il y a une capillarité d’un livre à l’autre”
Reste que l’on cherche forcément ce qui, dans Lighieri, relève de Bayamack-Tam, et on note que certains personnages semblent circuler de livre en livre. Ainsi la discrète Cindy, l’amoureuse de Zachée. Cindy, fille libre par essence, se bat, mutique et déterminée. On pense à Kimberly, la narratrice de Si tout n’a pas péri avec mon innocence (2013). “Je tenais beaucoup à ce personnage, explique Emmanuelle Bayamack-Tam. Et, bien sûr, elle peut rappeler Kimberly. Il y a une capillarité d’un livre à l’autre.”
En attendant le prochain opus signé Bayamack-Tam ou Lighieri, ou d’un tout autre auteur dont cette romancière furieusement moderne prendra l’habit, on peut ainsi se délecter d’un plaisir rare : assister à la construction d’un des univers littéraires les plus riches et originaux du moment.
Les Garçons de l’été de Rebecca Lighieri (P.O.L), 448 p., 19 €
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