En 1989, le dessinateur Frantz Duchazeau, alors ado, a vécu une révélation lors d’un concert de la Mano Negra. Il raconte cette métamorphose dans l’autofiction “La Main heureuse”, belle BD sur la nécessité de prendre sa vie à bras le corps. Rencontre.
Qu’est-ce que la Mano Negra représente pour toi ?
Frantz Duchazeau – Jusqu’à mes 17 ans, je ne faisais pas vraiment gaffe à ce que j’écoutais. Même si je savais que c’était mauvais, la musique c’était les radios locales, le Top 50… A un moment donné, paf, la Mano arrive et balaie tout. Ce groupe montait des projets qui n’avaient rien à voir avec ceux des autres, comme tourner en Amérique du Sud ou jouer pendant dix jours dans les boîtes à strip-tease de Pigalle. Quand tu es ado, tu te demandes quel est ce délire ! Tout dans la Mano me paraissait exotique. On sentait que Manu Chao et sa bande voulaient vivre le moment présent de la façon la plus explosive possible.
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Qu’est-ce que le groupe a déclenché en toi ?
Depuis mes 14 ans, je dessinais beaucoup, j’étais enfermé chez moi et je ne savais pas comment faire pour en sortir. J’avais quelques potes mais beaucoup de difficultés à communiquer avec les gens de mon coin. J’évoluais dans un contexte fermé, comme dans le village du Prisonnier. Grâce à la Mano, j’ai vu qu’on pouvait appréhender l’extérieur par la musique, ça m’a permis de quitter ma table à dessin. En ce qui me concerne, ça a été la meilleure porte de sortie. Quand tu es ado, c’est comme si tu étais une allumette. Tu tombes sur la Mano, clac, ça t’enflamme. Au point que, vingt-cinq ans plus tard, faire un bouquin dessus n’est pas anodin pour moi. Ça a vraiment été un basculement.
Mais pas la première claque.
Non, il y avait déjà eu la BD. Pourtant, à part Rahan, je n’aimais pas du tout ça quand j’étais môme. Je ne savais pas non plus que l’on pouvait en faire son métier. Et puis, quand j’ai eu 14 ans, j’ai participé à un stage BD organisé à mon école. Un dessinateur parisien Curd Ridel, est venu pendant une semaine et quand, dès le premier jour, je l’ai vu dessiner, je me suis rendu compte à quel point c’était magique. Ça a révélé un truc en moi, comme une photo qui apparaît. En plus, j’étais allé à ce stage en traînant les pieds. C’est mon pote Mike, que l’on voit aussi dans La Main Heureuse, qui m’y amené, son père était prof de dessin – “Viens, on ne va rien foutre pendant une semaine !” Et ma vie a basculé à ce moment-là… comme quoi, ça ne tient à rien ! A la fin de cette semaine, c’était plié, je savais ce que j’allais faire de ma vie.
Avant La Main heureuse, tu avais publié des albums assez bluesy, loin de la Mano.
Ce n’était pas prémédité. Il y a d’abord eu Le Rêve de Meteor Slim qui, à l’époque, m’a aidé à vivre. J’avais besoin de cet album. C’est l’histoire d’un mec qui voit sa vie complètement tracée, avec femme et enfant. Comme il n’en veut pas, il prend sa guitare et, malgré sa femme enceinte, se barre de chez lui pour tracer sa route. Dans Lomax, il y a du blues mais ça parle surtout d’un père et de son fils qui trouve sa voie à 18 ans, comprend quel sens va prendre sa vie. La Main Heureuse dit la même chose : si tu ne veux pas la même existence que les gens que tu as sous les yeux, qui ne sont même pas vieux mais ont déjà baissé les bras, il faut prendre ta vie à bras le corps pour la transformer en quelque chose d’intéressant. Comme faire un petit trip en mobylette pour aller voir un groupe sur scène.
Il existe donc des liens très intimes entre tes livres ?
Oui, mais ils ne sont pas voulus. Quand je commence un bouquin, je ne sais pas de quoi je vais parler. En écrivant et en réécrivant, je comprends que le vrai thème est là. Etre acteur de sa vie, ne pas se laisser bouffer par les événements, savoir ce que l’on veut. Pour moi, faire de la BD.
La genèse de La Main heureuse a-t-elle été facile ?
Non, ça a été super compliqué. Pour le scénario, je m’y suis repris à 7 fois. Au départ, il était trop autobiographique. J’étais trop dans les faits, dans la vérité des événements. Je me suis pris la tête au point que j’ai arrêté de travailler sur l’album. Et puis, j’ai compris, j’ai basculé du côté de l’autofiction avec des moments de vrai dedans. Il m’a fallu prendre du recul pour pouvoir romancer. C’est paradoxal et contradictoire mais mettre un filtre permet de davantage te révéler. Moins d’autobiographie permet d’être plus juste dans ce que tu veux raconter. La journée que je raconte ne s’est jamais déroulée, ces moments ont été dilués sur une année ou deux, mais l’important c’est que les lecteurs y croient !
Raconter c’est aussi mentir ?
Dans l’album, on me voit comme quelqu’un d’assez peureux alors que, dans la réalité, j’étais plutôt le meneur. C’est moi qui obligeais mon pote Mike à faire des choses, lui était plutôt craintif. J’ai transvasé nos personnalités mais tu es obligé de te trahir, sinon tu n’avances pas. Ce roadtrip est le cheminement d’une vie résumée en une journée.
Il existe une version collector de La Main heureuse avec un vinyle live de la Mano Negra et des extraits du fameux concert de Bordeaux. Heureux ?
L’aboutissement c’était faire l’album mais ce vinyle représente vraiment la cerise sur le gâteau. Dans mes cartons, traînait ce live que j’avais acheté en K7 pirate. On a envoyé à Manu Chao et d’autres connaissances l’album en photocopie. Puis il a fallu régler ça avec leur maison de disques, des trucs techniques à la con qui ont duré 6 mois. Mais c’est un rêve qui a abouti.
Ton prochain album sera-t-il dans la même veine que La Main Heureuse ?
Cela sera aussi de l’autobiographie fictionnée. Il parlera de la manière dont un enfant perçoit le temps qui passe et la fin des choses.
Propos recueillis par Vincent Brunner
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