Son livre, “Réactions françaises”, s’est retrouvé au cœur de la récente “affaire Sylvain Tesson” qui a agité les médias et la culture. Retour avec François Krug sur son enquête autour d’un phénomène très français : l’extrême droite littéraire.
Il y a exactement un an, le journaliste d’investigation François Krug publiait le glaçant Réactions françaises : le fruit d’une longue enquête sur les liens que Sylvain Tesson, Michel Houellebecq et Yann Moix entretiennent avec l’extrême droite. À l’occasion de la récente polémique autour de Sylvain Tesson – nommé parrain du printemps des poètes –, le livre de Krug s’est retrouvé cité par les deux camps opposés, celui de la gauche et celui de la droite. Nous avons voulu revenir avec lui sur un phénomène très français : l’extrême droite littéraire, et comment elle s’incarne aujourd’hui à travers trois figures publiques contemporaines.
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Que pensez-vous de la polémique qui a récemment eu lieu autour de Sylvain Tesson ? Avez-vous été surpris par la levée de bouclier de la presse de droite et d’extrême droite, faisant de lui un martyr ?
François Krug – Je n’ai pas vraiment d’opinion sur la pétition et la polémique qui a suivi, ou plutôt, je la garderai pour moi. Je veux rester à la position qui était la mienne quand j’ai fait mon enquête et écrit mon livre : celle d’un journaliste, d’un observateur. J’ai bien vu que mon travail était évoqué par les pétitionnaires dans leur texte, pour justifier ce qu’ils écrivent à propos de Tesson, et évoqué aussi par le “camp” d’en face (la presse de droite, en gros), qui voit dans mon bouquin et dans la pétition les signes de l’émergence d’une “police politique”. Chacun est libre de penser ce qu’il veut, mais moi, je n’ai pas l’intention de sortir de mon rôle et de choisir un camp.
Pourquoi et en quoi Sylvain Tesson représente un tel point de crispation ?
Je pense qu’il occupe une position assez spéciale sur le “marché” littéraire. C’est un auteur capable de séduire des lecteurs de gauche comme de droite, car ses thèmes sont assez universels : le voyage, la forêt, la montagne, les panthères des neiges, etc. Ils peuvent faire rêver aussi bien à gauche qu’à droite. Son style, assez classique, peut lui aussi passer auprès de tous les lecteurs. C’est un auteur “mainstream”, mais reconnu comme un “vrai” écrivain, voire un “grand” écrivain, par la critique. Il est encore jeune (51 ans, ndlr), mais il est déjà en voie de patrimonialisation. Il y a aussi le “personnage” Tesson, cet homme qui se surpasse, qui dépasse ses limites, qui affronte l’inconnu, qui offre du rêve… S’en prendre à Tesson, c’est s’en prendre à une sorte de totem, c’est briser une unanimité. N’oublions pas non plus qu’il est un gros vendeur et qu’il y a donc, aussi, un enjeu économique. On ne doit donc pas toucher à Tesson.
Ce que cette polémique a montré, c’est que la culture est devenue un terrain de conflit idéologique virulent. Qu’est-ce qui se dit là ?
Ce que je peux dire, parce que c’était la réflexion au point de départ de mon enquête et de mon livre : on a toujours sous-estimé la vie intellectuelle ou culturelle de l’extrême droite, comme si les “fachos” ne lisaient pas, ne pensaient pas, n’écrivaient pas. Quoi qu’on pense de la production intellectuelle ou littéraire venue de l’extrême droite, elle existe, et il y avait une sorte de “contre-culture” d’extrême droite, sans doute méprisée ou ignorée par les “bien-pensants” (comme on dit à l’extrême droite). Je pense que cette “contre-culture” est en train de devenir une culture “mainstream”, sans doute à la faveur de l’évolution du contexte politique (les scores du RN aux élections libèrent les esprits et la parole) et médiatique (les médias de Bolloré, entre autres, permettent à cette culture de s’exprimer au grand jour).
N’oublions pas non plus, même si c’est devenu un cliché dans l’analyse de l’extrême droite, que cette famille politique a retenu les principes de Gramsci : pour conquérir le pouvoir, il faut d’abord gagner la bataille des idées. La guerre culturelle est donc au centre de la stratégie de l’extrême droite.
“Mon enquête m’a permis de comprendre que Tesson était bien plus que “réac”, et qu’il avait des liens très étroits avec l’extrême droite”
Nous entendions dire depuis un certain temps que Sylvain Tesson était d’extrême droite. Est-ce votre livre, Réactions françaises, qui le révèle au grand jour ?
D’abord, une nuance qui pourrait passer pour de la coquetterie, mais elle me semble importante. Je ne sais pas si Tesson EST d’extrême droite. Je ne suis pas dans sa tête. Je ne l’ai pas suivi dans l’isoloir aux élections. Surtout, il a refusé de répondre à mes questions, et cela aurait évidemment été une des questions que je lui aurais posées (cela vaut aussi pour Houellebecq et Moix).
Ce que je peux dire et ce que je montre, je l’espère, dans mon enquête, c’est qu’il a fréquenté de grandes figures de l’extrême droite, qu’il a repris une partie de leurs idées et les a diffusés, avec son style à lui, dans des livres ou dans son émission sur France Inter. C’est d’ailleurs une de ces figures d’extrême droite, Alain de Benoist, le meneur intellectuel du courant qu’on appelait “Nouvelle Droite”, qui m’a donné la meilleure définition : pour lui, Tesson est “un compagnon de route”, comme on le disait pour les intellos, artistes etc. proches du PCF à la grande époque.
Précision importante : je ne suis pas le premier à en parler et je ne “révèle” pas que Tesson est proche, très proche de l’extrême droite. Par exemple, en vérifiant l’historique de la page Wikipedia consacrée à Tesson, on constate qu’un(e) inconnu(e) qui lui voulait du bien y a glissé dès 2010 une phrase sur son passé d’animateur sur Radio Courtoisie, la radio d’extrême droite. Et puis, et je tiens à le souligner, L’Express a consacré sa couv à Tesson (en 2020) en titrant de mémoire “l’icône réac”. Mon enquête m’a permis de comprendre que Tesson était bien plus que “réac”, et qu’il avait des liens très étroits avec l’extrême droite. Et pas n’importe quel courant de l’extrême droite. En enquêtant, j’ai découvert ses liens (intellectuels, mais aussi amicaux) avec plusieurs figures de ce qu’on appelait “la Nouvelle Droite”, un courant d’extrême droite à la fois plus intello et plus radical : on est dans une extrême droite identitaire, élitiste et, détail important, païenne. C’est l’extrême droite qui célèbre l’esprit des forêts et des druides… comme Tesson.
Ça, je ne peux l’affirmer que parce que j’ai mené une enquête journalistique, factuelle : ce ne sont pas des élucubrations. Je peux détailler avec un exemple précis. Une de mes principales surprises au cours de mon enquête, ce sont les liens entre Tesson et Dominique Venner, un des grands théoriciens de la “Nouvelle Droite”.
D’abord, j’ai établi que Tesson et Venner se connaissaient personnellement. Avoir des amis d’extrême droite, ce n’est pas un crime : après tout, quand Marine Le Pen fait 40 % à la présidentielle, cela signifie mathématiquement que nous pouvons tous avoir pas loin de nous des connaissances ayant voté pour elle. Contrairement à ce qu’affirment ceux qui n’ont pas lu mon livre, je refuse les accusations “par association” : pour moi, les liens humains entre Tesson et Venner n’ont d’intérêt journalistique que s’ils ont pu jouer sur les écrits ou les paroles publiques de Tesson.
Or, je montre justement dans mon enquête que c’est le cas. Il suffit de comparer leurs analyses respectives de L’Iliade et de l’Odyssée : Venner leur a consacré beaucoup de textes, et Tesson, une émission sur France Inter et un livre. Tesson reprend, dans son style et à destination du grand public, les thèses que Venner tire de sa lecture d’Homère : des thèses xénophobes ou identitaires (la guerre de Troie, par exemple, prouverait que des peuples différents ne peuvent pas cohabiter pacifiquement), mais aussi, même les thèses sur les méfaits du christianisme (comme Venner, Tesson explique que cette religion prônant le pardon et la défense des faibles a fait beaucoup de dégâts, alors qu’à l’époque d’Homère, on célébrait les forts et les héros).
Michel Houellebecq, Sylvain Tesson et Yann Moix, représentent-ils chacun la même extrême droite ou des courants différents ?
J’ai choisi justement de concentrer mon livre sur ces trois-là pas pour des raisons littéraires (leurs livres eux-mêmes n’ont pas grand intérêt pour mon enquête), mais parce qu’ils incarnent chacun une extrême droite différente, ou plutôt, un rapport différent à l’extrême droite (car, comme je le disais plus haut, je ne dirais pas qu’ils SONT d’extrême droite, simplement qu’ils fricotent avec elle et en diffusent les idées, ce qui n’est déjà pas mal : juste, je ne sais pas s’ils le font toujours consciemment…).
Michel Houellebecq est finalement le plus “classique” du lot. Lui, c’est plutôt une extrême droite “vieille France”, royaliste, catholique, comme si le folklore (la messe en latin, la fleur de lys) le séduisait (ça change du stalinisme, c’est exotique). Je raconte ainsi ses amitiés, dès les débuts de sa carrière, avec des jeunes issus de l’Action française (les animateurs de la revue Immédiatement), et je finis mon récit de son parcours à lui par la conférence qu’il a donnée justement dans les locaux de l’Action française. Ce soir-là, il a discouru sur le déclin de notre civilisation, assis sous un portrait de Charles Maurras.
Sur Yann Moix, je dois préciser que je voulais absolument raconter son histoire parce que, lui, on savait déjà ses liens avec l’extrême droite (ses fanzines de jeunesse) mais qu’il les avait aussi en quelque sorte reniés et expiés (je pense que son “philosémitisme” n’est pas feint.). Quand j’ai écrit le livre, Moix n’était pas encore une figure établie chez Bolloré (animateur sur Europe 1, pigiste de luxe à Match.), cela aurait peut-être changé ma perspective. Mais l’important, c’est l’extrême droite que son histoire à lui raconte : ces fanzines antisémites qu’il a confectionnés, étudiant, avec un copain de son village du Loiret encarté au FN ; ces révisionnistes avec lesquels il traînait, attiré par leur côté sulfureux. Lui, c’est une extrême droite “bas du front”, sans mauvais jeu de mots (quoique…), celle du FN d’avant Marine Le Pen, celle du “détail”.
Pour Sylvain Tesson, donc, c’est plus original, voir plus haut ce que je disais sur la Nouvelle Droite. Et puis il y a la filiation revendiquée entre lui et Jean Raspail (évidemment, les fans de Raspail saluent ses romans d’aventures, qui ne sont que “réacs”, mais oublient d’évoquer Le Camp des saints, qui est sans aucun doute possible raciste).
Sylvain Tesson est perçu comme un “écrivain-aventurier” qui écrirait des livres inoffensifs. Mais est-ce que l’aventure ne s’enracine pas dans une idéologie ?
Prenons Blanc, par exemple. Rien de plus inoffensif ou consensuel qu’une traversée des Alpes enneigées. J’ai été frappé par certains passages, comme celui où Tesson admire le relief d’une montagne, en tire un éloge de la verticalité et une conclusion sur les méfaits de l’égalitarisme. On pourrait dire que là, on pinaille. Alors prenons d’autres livres, comme Une très légère oscillation, un journal intime, avec de nombreux passages décrivant l’islam comme une religion intrinsèquement violente, etc.
“Un écrivain, lui, semble bénéficier en quelque sorte d’une licence poétique quand il se mêle de politique…”
En conclusion, que faire des écrivains d’extrême droite ? Soit on les lit et aime leurs œuvres, mais on s’empresse d’amoindrir le fait qu’ils soient d’extrême droite, soit on refuse de les lire …
Si j’ai décidé de leur consacrer cette enquête, c’est justement parce que ces écrivains-là sont plus que des écrivains. Ils sont plus médiatisés que les autres, ils diffusent plus volontiers et plus facilement leurs opinions. Ce sont des acteurs du débat public, au même titre que les politiciens ou, évidemment, les journalistes. Le public est donc en droit de savoir d’où ils parlent. S’ils ont des accointances avec une famille politique, ils doivent les assumer, pas les nier ou les dissimuler. Or, en France, l’écrivain a une aura particulière. Les vulgarités de la politique ne sauraient les concerner. Cette aura permet aux écrivains qui m’intéressent de tenir des discours politiques sans en avoir l’air, et sans avoir à fournir d’explications.
Je prends un exemple, parmi d’autres. Sylvain Tesson s’engage en faveur de l’Arménie dans son conflit avec l’Azerbaïdjan. Ce qui importe ici, ce n’est pas que la cause arménienne soit juste ou pas, c’est la motivation de Tesson. Il l’explique en ces mots mêmes dès qu’il est interviewé sur le sujet : il faudrait soutenir l’Arménie parce qu’elle serait le dernier verrou nous protégeant d’une invasion musulmane… Venant d’un élu du RN, au hasard, ces propos sur une invasion musulmane feraient peut-être scandale. Un écrivain, lui, semble bénéficier en quelque sorte d’une licence poétique quand il se mêle de politique… Et son aura d’écrivain, a fortiori celle d’une star comme Tesson, donne à de tels propos une portée que n’auront jamais des petites phrases d’un politicien.
François Krug : Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire (Seuil). 224 p, 19,90 E. En librairie.
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