Le philosophe François Jullien poursuit son long cheminement avec la pensée chinoise. Il s’intéresse dans son dernier livre au paysage, qui révèle, ici aussi, une autre façon d’interpréter le monde et permet donc de décentrer notre regard.
Confrontant les concepts occidentaux à la tradition chinoise, le philosophe François Jullien déploie une œuvre à part dans le champ actuel de la pensée. Fidèle à cette méthode, son dernier livre redéfinit le concept occidental de paysage. De l’intime au paysage, objet de son dernier livre, il redéfinit nos catégories habituelles par ce vis-à-vis méthodique entre l’Europe et la Chine.
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Comment peut-on vivre “de” paysage ? Pourquoi substituez-vous le “de” au “face” ? N’est-on pas toujours face à un paysage ?
François Jullien – C’est une vraie question. Le “de” marque l’origine, la dimension de ressource d’un paysage. Le paysage est une possibilité du vivre. Comme venir “de”. J’opère un déplacement par rapport à l’idée banale qu’on a du paysage : moi, face au paysage, avec un point de vue, un point de fuite. Selon moi, cette définition assèche et stérilise le rapport au paysage. Un paysage n’est pas qu’un rapport visuel, c’est tout autre chose. Il faut déplacer le paysage du monopole de la vue vers le vivre.
Une ressource de vie ?
De vivre. Je préfère le substantif, qui devient par là un concept. Le vivre, comme l’utilise Montaigne. Dans le vivre, il n’y a pas d’extériorité ; c’est ce dans quoi on est d’abord impliqué. Ce en dehors de quoi on ne s’imagine pas soi-même. Le vivre est sans en-deçà et sans au-delà. Passer de la vue au vivre, c’est ce à quoi nous invite la pensée du paysage, si on la sort de sa définition étroite. La fonction du philosophe, telle que je la conçois, est de faire apparaître des ressources. A penser une éthique de l’exploration des ressources. Avant le paysage, j’ai par exemple réfléchi à la ressource de l’intime. On peut explorer une ressource ou passer à côté. Il y a là un choix à faire, détecter du possible dont on peut tirer parti. Un paysage, c’est une ressource inépuisable, qui ne tarit pas.
Comment le paysage a surgi dans votre réflexion ? Faut-il y voir le prolongement logique d’une réflexion cohérente au long cours ?
Chaque livre est un chapitre d’un ensemble qui se tient et vient nécessairement : philosophie du vivre, l’écart et l’entre, l’intime… De l’intime au paysage, cela s’enchaîne, car la question du paysage est liée à la question de l’intime, à travers la notion de connivence, d’ajustement, le lien entre le physique et le spirituel… C’est un autre biais pour me ressaisir des mêmes problèmes, à savoir ce qui n’est pas la propriété du sujet. L’intime et le paysage défont le sujet, défont la clôture du sujet, défont la privauté du sujet. Cette dimension inépuisable défait ce grand dualisme du physique et du spirituel. Le paysage, c’est une mise en miroir de l’intime. Il est aussi vrai que dans cet entre dans lequel je me suis mis – entre pensée européenne et pensée chinoise –, la question du paysage se prête au mieux. En effet, il existe deux grandes cultures du paysage, pas trois : la culture chinoise et la culture européenne du paysage. L’Inde, le monde arabe ou le Japon ne développent pas une pensée du paysage. Il y a donc une commodité pédagogique dans la mise en vis-à-vis de la pensée européenne et de la pensée chinoise.
Pourquoi la culture arabe ou japonaise sont-elles dépourvues de pensée du paysage ?
Autre chose s’y joue ; c’est le jardin qui compte. Or, le paysage, ce n’est pas le jardin. Le jardin est clos, il se pense par rupture avec l’environnement. Alors que le paysage, c’est l’ouverture. Ce qui me paraît essentiel dans le paysage, c’est la mise en tension, la variation, l’intensification. Entre des formes de courbes, d’éléments…
Quand la notion de paysage naît-elle en Europe ?
Au XVIe siècle. Le mot naît en Hollande et en Italie. C’est un terme qui fait sens et s’impose dans toute l’Europe. Avec la peinture européenne, on affranchit l’espace des significations symboliques dont il était recouvert auparavant. Ce qui s’invente avec les paysages, c’est une naturalité décapée du symbolique et qui prend consistance par la pensée nouvelle de l’étendue et de la perspective. La peinture hollandaise réduit la place réservée au premier plan des personnages ; l’arrière-plan des paysages se déploie et vient occuper l’essentiel du tableau. C’est la même chose en Chine. Mais mille ans plus tôt ! Car on passe également en Chine d’une peinture de personnages à une peinture du paysage. En Chine, c’est au Ve siècle que s’impose la peinture de paysage, elle va perdurer des siècles. Jusqu’à la peinture d’encre chinoise aujourd’hui, sans avoir le sentiment d’être peintres du dimanche. Ce déploiement du paysage est progressif en Europe, il met des siècles ; dans la classification classique, même au XVIIIe siècle, la peinture du paysage est placée en dessus des natures mortes et des personnages. C’est au XIXe siècle que la peinture s’affranchit réellement des personnages, de Turner à Cézanne. Au XXe siècle, il y aura à l’inverse un délaissement de la peinture du paysage avec l’abstraction, entre autres. Le paysage est donc temporaire dans la peinture occidentale.
Comment mesurez-vous, à propos du paysage, l’écart entre la Chine et l’Europe ?
Nous avons deux termes, pays et paysage en langue européenne ; nous pensons le paysage comme une partie d’un pays ; c’est le dictionnaire qui porte la définition : “Partie d’un pays que la nature présente à un observateur”. Il y a un vis-à-vis, un face-à-face, un observateur ; le paysage est un objet visuel. C’est un parti pris sémantique et philosophique dont je mesure l’écart avec la Chine, où prévaut un autre sémantisme. Car c’est la langue qui pense : on dit en Chine “montagne- eau”. Il y a là une polarité, une opposition de termes complémentaires, ce que j’appelle un accouplement. La langue chinoise pense par appareillement, par une corrélation des opposés : la montagne et l’eau, le haut et le bas, le massif et le fluant, ce que l’on voit et ce que l’on entend : l’eau qui coule de toute part. En Chine, il n’y a pas de sujet placé devant, pas d’observateur, mais une mise en tension d’éléments corrélés dans lequel le sujet se trouve impliqué, absorbé ; il n’y pas ce vis-à-vis du sujet et d’un spectacle.
Qu’est-ce qui distingue au fond les deux cultures dans leur rapport à ce spectacle ?
La grande force de la pensée européenne est qu’elle n’a jamais cessé d’être critique à l’égard d’elle-même ; elle a défait ce qu’elle avait fait ; alors, évidemment le paysage au XIXe siècle, ce n’était plus le rapport d’un sujet observateur face à un spectacle. La culture européenne a toujours été marquée par sa capacité de révolution interne ; c’est ce qui a créé la modernité. Or, il n’y a de modernité en Chine que par l’arrivée de l’Europe, par cet emprunt forcé. En Chine, avant que l’Europe n’arrive, il n’y a pas de pensée de la révolution, de projet d’une rupture, il y a seulement des révoltes. J’essaie dans mon travail de réactiver ce qui fait l’Europe, la notion d’idéal par exemple. L’Europe est une aventure de la pensée. Un terme comme paysage dessine l’Europe. Le philosophe dit non au passé. C’est la grande phrase de Bergson : tout philosophe vient dire non au philosophe précédent. Le sage, lui, est dans la transmission, il marche dans les pas du précédent. On ne peut pas concevoir une histoire de la sagesse, alors qu’il y a une histoire de la philosophie. La sagesse est an-historique ; la philosophie est historique, marquée par son historicité.
Certains vous reprochent d’essentialiser la culture chinoise. Que leur répondez-vous ? En quoi la Chine vous aide t-elle dans votre réflexion philosophique ?
Je ne suis pas devenu sinologue par “amour” de la Chine. Je “n’essentialise” pas, je conceptualise. Il ne s’agit pas pour moi de présenter les cultures dans des bulles et de nier le travail de l’histoire. Mais je me donne le droit, en tant que philosophe, de ne pas en rester au contexte. Faire de la sinologie, est-ce seulement contextualiser, ou ne peut-on pas à partir de là, se donner le droit de conceptualiser ? J’ai fait ce choix, je défends ce choix comme philosophe ; il ne s’agit pas pour moi d’écrire une histoire de la pensée chinoise, mais de faire travailler la pensée chinoise, de penser avec la pensée chinoise. C’est cela mon chantier. Je tiens compte de l’histoire, mais je ne pense seulement pas en fonction de l’histoire.
Vous avez défini la Chine comme une “hétérotopie”. C’est-à-dire ?
La Chine offre des conditions d’extériorité car la Chine est ailleurs ; c’est une hétérotopie, comme le disait Foucault, qui la distinguait de l’utopie. L’hétérotopie dérange alors que l’utopie rassure, disait-il. La Chine, c’est un ailleurs ; ailleurs par l’histoire, puisque jusqu’au XIXe siècle, la culture européenne et la culture chinoise se développent indépendamment l’une de l’autre, sans s’influencer, ce qui n’est pas le cas de l’Inde ou du monde arabe ; et un ailleurs de la langue ; ce n’est pas la même famille. En rencontrant l’hétérotopie chinoise, je suis amené à repenser à partir d’elle l’hétérotopie interne de l’Europe. Passer par la Chine, c’est donc pour moi éprouver ce que peut être un dépaysement de la pensée. Qu’est ce qui arrive à la pensée lorsqu’elle rompt avec ses grands concepts, l’être, la vérité, Dieu, la liberté… ? Qu’est-ce qui se passe quand on rompt avec ces grandes notions et avec l’histoire de la philosophie ? Et quand on rompt avec la langue ? Dans quel dénuement cela nous met ? C’est ma question. En même temps qu’il y a ce détour par un ailleurs, il y a retour sur ce qui paraît un dedans, ce dont on ne sait pas que c’est un dedans, mais ce qui du dehors paraît un dedans, le dedans de notre langue européenne, le dedans de nos évidences, des partis pris implicites de la pensée européenne, comme la notion d’idéal ou la notion de paysage. Cela me conduit à réinterroger nos partis pris enfouis, ensevelis, tout ce que nous véhiculons comme de l’évidence et que par là même nous ne pensons pas à penser. Il s’agit en fait, par la Chine, de mener une stratégie oblique pour capter notre impensé. Ce que j’appelle impensé, c’est ce à partir de quoi je pense et que par là même, je ne pense pas. On pense toujours à partir d’un impensé. La mise en vis-à-vis de cet écart entre la Chine et l’Europe donne à penser. Ce n’est pas pour clore les cultures ; mais il y a des langues et des histoires qui se sont développées indépendamment les unes des autres. Il y a donc une commodité dans le fait que s’est développée indépendamment de l’Europe une culture aussi développée que la chinoise ; il y a un vis-à-vis à construire, qu’il faut opérer, qui n’est pas donné par l’histoire. La Chine, par son extériorité, fait apparaître nos choix implicites de notre pensée.
Cet écart est-il aujourd’hui encore aussi fort au début du XXIe siècle ?
Je ne vois pas cela en terme d’encore, car je pense en termes de ressources. Bien sûr, la mondialisation tend à uniformiser et standardiser. Comme nous sommes allés en Chine, nous avons imposé nos catégories philosophiques, une certaine attente de la vérité. La mondialisation a commencé il y a un siècle. Mon souci, c’est de détecter les écarts, parce que ce sont des ressources. Ce ne sont pas des différences, ce sont des écarts. Je parle non de différences mais d’écarts. Les différences rangent, en fonction du même et de l’autre, des identités ou des différences ; cela me parait inintéressant. L’écart, c’est tout autre chose, il marque une distance, met en tension, ne met plus en position de surplomb.
Etes-vous-un comparatiste, ou récusez-vous le terme ?
Je ne compare pas : comparer, c’est ranger en termes de ressemblance et de différence ; c’est supposer qu’il y ait identité culturelle. Ces ressemblances et différences renvoient à une identité ; or, je ne crois pas aux identités culturelles ; je ne suis pas un culturaliste. Je ne fais pas de comparaison, parce que j’organise un vis-à-vis entre pensée chinoise et pensée européenne ; la pensée chinoise, c’est la pensée en chinois ; la pensée européenne, c’est la pensée en langue européenne. J’organise un vis-à-vis entre ces pensées, qui du coup, se dévisagent et qui se réfléchissent l’une dans l’autre, l’une par l’autre, et qui font ainsi apparaître leur impensé. Ces écarts sont estompés, bien sûr, par la mondialisation. Ces écarts, je souhaite les détecter pour ne pas perdre cette mise en tension, cette capacité de dévisagement réciproque ; je souhaite les exploiter pour construire du commun. Car le commun n’est pas le semblable. On ne fait pas du commun avec du semblable, on fait du commun à partir d’écarts qu’on fait travailler. Je fais travailler des écarts pour produire du commun. L’universalité du commun, c’est l’intelligible. Il y a donc un commun de l’intelligible d’autant plus riche qu’il s’active à partir de ressources diverses.
Quelle distinction faites-vous entre l’universel et l’uniformisation ?
Il y a un combat à mener contre l’uniformisation du monde ; il faut penser l’exigence d’un universel qui soit le commun de l’intelligible d’autant plus grand qu’on a traversé des intelligibilités diverses. La standardisation est une commodité de la production. Comme l’uniforme se répand mondialement, on confond tout : l’uniforme et l’universel.
En quoi le paysage dépasse le cadre du perceptif, pour toucher ce que vous appelez de “l’affectif” ?
C’est en même temps l’un et l’autre : dans le paysage, le perceptif se révèle en même temps affectif ; je perçois à la fois du dedans et du dehors, c’est cela qui fait paysage. Je suis pris dans ce fait que je suis percevant en même temps du dedans et du dehors de moi-même. Le paysage, ce sont des choses inanimées, comme des rochers ; l’inanimé le plus extérieur à l’humanité se révèle en même temps le plus intime de l’humain : c’est cela qui fait paysage. Ce concept de paysage s’inspire de la culture chinoise et de la pensée européenne, mais vaut pour tout sujet.
Une vue est belle ; peut-on dire d’un paysage qu’il est beau ?
J’ai le sentiment que coller “beau” sur un paysage, c’est comme coller une étiquette sur paquet ; une vue est belle, parce que la perception visuelle fait apparaître de la beauté, de l’harmonie. Le paysage crée, lui, de la connivence. Le paysage ne se modélise pas, contrairement à une peinture de nu par exemple ; un nu se prête totalement à la modélisation, un nu, qui incarne le beau en Europe, se conquiert par la géométrie, par le compas, par la segmentation, les mathématiques, les proportions, le rapport de la tête et du corps ; le nu est une affaire de géométrie, d’idéalisation : la beauté canon. Or, il n’en va pas de même avec le paysage, il ne se modélise pas, il n’est pas susceptible d’idéalité. On comprend mieux comment il y a une ressource grecque de la modélisation qui permet de penser le politique, la cité idéale, l’idéalité, et non le paysage. Du côté chinois, cette ressource s’est peu développée, au profit du paysage qui ne se modélise pas, qui ne se géométrise pas ; et qui est cet accouplement, cette mise en tension de la montage et de l’eau, du vent et de la lumière. Or, on peut circuler entre ces ressources diverses, entre toutes ces expériences d’humanité. On peut les faire se rencontrer. Même si entre elles sont concurrentielles, on peut circuler entre elles, en tirer également parti et les croiser.
Comment mesure-t-on qu’un paysage nous parle, nous touche ?
Je me méfie de ce “nous parle”. La frontière entre le dedans et le dehors se trouve levée. De l’entre s’ouvre. Le paysage, c’est quand de l’entre s’ouvre entre moi et le monde, entre du moi et du monde. Il y a connivence, interaction, influencement, circulation. Le lieu devient lien, le lieu devient monde, fait monde.
Peut-on vivre sans paysage ?
On peut passer à côté de cette ressource. Mais le paysage est une ressource à la portée de tous car elle n’implique pas d’apprentissage. Dès lors qu’il y a mise en tension, corrélation, singularisation, il y a paysage. Le fait que le paysage soit local et fasse monde, soit porté par une totalité, c’est important pour le sujet ; le paysage ouvre le local sur son dépassement, c’est un tout du monde ; c’est essentiel à l’expérience contemporaine. C’est une ressource dans le désir de tous car le paysage est une ressource qui fait réaffleurer mon implication dans le monde ; c’est ce à quoi aspire tout sujet. Sans les médiations du savoir, c’est une implication plus originaire dans le monde. Du fait de cette immédiateté. Cette ressource ne retire rien à d’autres ressources possibles. En tant que philosophe, je construis un concept de paysage qui vaut pour tout sujet humain ; c’est en quoi je ne suis pas anthropologue ; si j’étais anthropologue, je considérerais des typologies du paysage variables selon les cultures. Le paysage a bien entendu des dimensions culturelles ; ce n’est pas la naturalité brute. La tradition européenne a conçu le paysage selon la composition, l’harmonie ; ce qu’on découvre du côté chinois, c’est la corrélation, la mise en tension ; du caractère atone du pays, quelque chose se détache qui fait paysage. Au-delà de ses appartenances culturelles, quiconque peut l’éprouver.
Quel type de paysage vous touche particulièrement ?
Comme je suis stendhalien, je vous répondrais le lac italien. On y retrouve la montagne et l’eau. La singularisation, la variation, le lointain : ces trois éléments clé du paysage sont essentiels pour l’effet de paysagement. Le lac italien, tel que le décrit Stendhal, me paraît bien répondre à ce concept.
Le concept de paysage relève t-il d’une question de philosophie ou d’un problème esthétique ?
Jusqu’à présent, le paysage était une question d’esthétique, surtout quand on le rattache au beau. Je ne suis pas spécialiste d’esthétique, j’en viens à cette question par une logique interne à mon travail, après l’intime, l’entre… Je crois qu’il est temps de faire du paysage une question philosophique, en elle-même, pour elle-même. Le paysage nous révèle quelque chose d’essentiel ; il révèle ce qui fait monde, un dépassement de la physicalité, qui ne rompt pas pour autant avec la physicalité. Il s’y produit un déploiement, un évasement, un effet de dégagement par la variation, par le lointain, mais sans couper avec le sensible. C’est cela qui fait la ressource du paysage. Le paysage rompt l’opposition du physique et du spirituel ; le paysage est un dépassement qui n’est pas un délaissement.
Vivre de paysage ou L’impensé de la raison de François Jullien, 272 pages (Gallimard)
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