Porté par une prose fracassante, le premier roman de David Lopez croque le désarroi toxique d’une jeunesse française invisible et lui assure une entrée en littérature. Du lourd.
Ouvrir Fief, le premier roman de David Lopez, c’est prendre un aller simple pour cette zone mal définie qu’on voit filer derrière les glissières de sécurité autoroutières, après le premier péage et bien au-delà de la dernière gare RER. Un espace où il y a trop de bitume pour que ce soit la campagne et trop de vert pour que ce soit la banlieue.
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Un entre-deux bâtard où les villages et les bourgs sont séparés par les champs et l’ennui. A l’horizon : des Abribus et des stades découverts ; des ensembles HLM qui côtoient des lotissements pavillonnaires ; une cité scolaire, des commerces en difficulté, une église, une gare TER. Bienvenue dans la France périphérique.
Des athlètes de la glande
Pour Jonas & Co., les lascars gouailleurs de Lopez, c’est le “fief”. La destination finale du désarroi. Royaume à huis clos des ambitions enfumées et des désillusions générationnelles. Pour l’auteur trentenaire qui sort du master de création littéraire de Paris-VIII – où sévissent, entre autres, Olivia Rosenthal et Vincent Message –, ce territoire rurbain, c’est surtout le laboratoire d’expérimentation d’une fiction désenchantée, l’incubateur toxique d’une langue à l’insoumission salvatrice.
Au rang des cobayes dans le bocal : “les gangsters de la table basse”. Entre eux, ils s’appellent Ixe, Untel, Poto, Lahuiss, Sucré ou Romain. Rejetons hâbleurs de la classe moyenne qui trime, ils ne sont “pas des p’tits bourges des lotissements, pas des cailleras de cité”. Après l’entre-deux géographique, l’entre-deux identitaire. Plutôt des bons galériens, des athlètes de la glande organisée.
Le récit suit les micro-épiphanies et les longues plages de rien de ce régime bédo-porno-dodo
Minots élevés au grand air, copains de bac à sable, ils ont vite découvert le “pilon” et c’en était terminé des escapades forestières : “On s’est enfermés. On a opté pour d’autres jeux. Des jeux auxquels on peut jouer assis. On ne se lance plus de glands. On ne se lance plus de boules de neige. On ne se balance plusde ballons de basket dans la gueule. On ne se lance plus que des insultes.” Le récit suit les micro-épiphanies et les longues plages de rien de ce régime bédo-porno-dodo. Il plonge en mode quasi documentaire dans le quotidien de ses antihéros aux joutes drolatiques, à la camaraderie attachante.
C’est Jonas qui nous guide au cœur de ce cirque viril de la lose. Fils d’un ancien footeux aux rêves de gloire avortés, le jeune lascar en panne sur l’autoroute de la réussite est presque le moins mal loti de sa bande de “bracass”. Il a pour lui la science du jab et un sacré crochet. Boxeur amateur, il pourrait briller sur le ring, s’échapper du “fief”. A condition d’arrêter le shit.
Dans le village, “réussir, c’est trahir”
Mais la rigueur n’est pas au programme, c’est dans un autre domaine qu’il est en passe de devenir pro : “L’ennui, c’est de la gestion. Ça se construit. Ça se stimule. Il faut un certain sens de la mesure. On a trouvé la parade, on s’amuse à se faire chier. On désamorce. Ça nous arrive d’être frustrés, mais l’essentiel pour nous c’est de rester à notre place. Parce que de là où on est on ne risque pas de tomber.” Dans le village, “réussir, c’est trahir”.
De portraits truculents en tranches de vie collective, c’est la jeunesse française invisible que nous donne à voir David Lopez. Celle qui subit, sans haine ni révolte. Pas assez misérable pour être plainte, ni assez privilégiée pour être enviée. Simplement coincée entre deux mondes, deux âges, deux territoires. Mais pour l’auteur, il n’est pas question de verser dans le misérabilisme ou l’analyse socioculturelle.
Fief est la chronique brute d’une tragi-comédie ordinaire, tissée d‘élans de tendresse et d’éclats de violence, de colères tues et d’espoirs étouffés. A quelques spliffs près, ces loustics désœuvrés ressembleraient presque à n’importe quel jeune Occidental de base, victime du chômage de classe et du manque d’horizon.
Une langue tonitruante et fière
La révolte, elle, est à chercher du côté du langage. A la littérature ici d’investir le vide de l’existence. Car dès les premières pages, David Lopez déploie cette langue tonitruante et fière, gorgée d’injures rugueuses et d’argot de caillera, de verlan qui chante et de sentences qui claquent. Elle est l’espace d’abandon dans lequel s’expriment les passions et les doutes, la tristesse et l’abattement. “J’ai le cœur froid comme un corps sans âme/Arrête de chercher bâtard t’auras pas de pomme sans arbre/C’est soit t’es fort soit t’es faible/Comme un keuf sans arme/On a perdu tout sentiment mais y a pas de mort sans larmes”, rappe Poto, tandis que les autres jactent, s’invectivent, gueulent ou vannent.
Cette langue, Lopez la fait glisser de bouche en bouche, elle s’échange comme un joint qui tourne. A l’apathie chronique des gars, elle oppose une vitalité explosive ; à leur isolement, elle répond par une liberté infinie. Véhicule d’une poésie syncopée et ténébreuse, elle promet à son jeune auteur une entrée en littérature fracassante. Bienvenue “morray” !
Fief (Seuil), 256 pages, 17,50 €
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