La vogue du brouillage entre réalité et fiction dans la littérature ne doit pas empêcher de penser la nécessité de poser une frontière entre les deux. La théoricienne de la littérature Françoise Lavocat plaide en faveur de cette frontière.
La récente assignation en justice d’Edouard Louis, attaqué pour “atteinte à la présomption d’innocence et à la vie privée”, n’est pas un événement isolé dans le paysage judiciaire et littéraire. Même si elle remonte au XIXe siècle, cette tendance procédurière semble agiter le paysage romanesque contemporain.
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De Christine Angot à Eric Reinhardt, de Simon Liberati à Nicolas Fargues, de Mathieu Lindon à Christophe Donner, de nombreux romanciers sont aujourd’hui accusés de brouiller la frontière entre la réalité et la fiction. Pire, on leur reproche de ne pas respecter la ligne de séparation entre elles, et de lui substituer une ligne de flottaison ambivalente, perverse.
“Indistinction de principe entre le factuel et le fictionnel”
Pour Françoise Lavocat, auteur de l’essai Fait et fiction – Pour une frontière, “la multiplication récente des contentieux, polémiques et procès à propos d’œuvres de fiction révèle une intolérance grandissante d’une partie du public par rapport aux éléments référentiels de ces fictions, tandis que leurs auteurs se prévalent volontiers d’une indistinction de principe entre le factuel et le fictionnel, ou bien réclament une impunité totale fondée sur l’intransitivité supposée des œuvres d’imagination”.
Prenant acte de la multiplication des brouillages entre le factuel et le fictionnel sous les assauts “de la déconstruction et du postmodernisme contre les binarismes”, l’auteur ne nie pas l’inventivité des diverses modalités d’hybridation. Au fond, Françoise Lavocat se fait moins l’avocate d’une réhabilitation de frontières étanches que la juge d’un brouillage qu’elle cherche à éclairer.
“Ségrégationnistes”, par opposition aux “intégrationnistes”
Elle tient simplement à “dissiper le soupçon” qui pèse sur ceux qui tiennent à la reconnaissance d’une frontière, ceux quele théoricien de la littérature Thomas Pavel appelle des “ségrégationnistes”, par opposition aux “intégrationnistes”, qui seraient plus ouverts au métissage.
Or ce métissage ne vaut que par le passage d’un monde à l’autre. La frontière reste sa condition de possibilité plutôt que son obstacle. Repenser la frontière entre fait et fiction, c’est donc défendre avant tout “la nécessité cognitive, conceptuelle et politique des frontières de la fiction”.
Un goût immodéré pour la fiction et les personnages
Souscrivant à ce qu’elle appelle “un différentialisme modéré”, Françoise Lavocat plaide pour “une conception des artefacts culturels sous le signe de la pluralité et de l’hybridité, inspirée par l’imaginaire des mondes possibles”.
Riche, technique (les pages sur le “métalepse” parleront aux seuls spécialistes de la narratologie), circulant à travers les multiples formes contemporaines de récit (romans, films, séries, jeux…), y compris les formes du “storytelling” théorisé par Christian Salmon, le livre traduit un goût immodéré pour la fiction et les personnages qui sont et seront toujours là “quand auront disparu le roman et les livres”.
Contre ceux qui s’accrochent à “l’autotélisme de la littérature” et à “l’indifférence générale pour la différenciation entre le factuel et le fictionnel”, il s’agit de penser ici la littérature comme l’espace d’une “relation entre des artefacts fictionnels et le monde réel”. Cette relation procède du jeu et n’échappe pas à l’horizon du conflit que seule la justice a l’autorité de trancher.
Fait et fiction – Pour une frontière (Seuil), 640 pages, 33 €
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