De Beyoncé à Taylor Swift en passant par les magasins Super U, le féminisme s’est incrusté sur tous les écrans – pour mieux séduire les consommatrices. Dans un livre édifiant, la journaliste américaine Andi Zeisler démonte ce discours mercantile.
Il fut un temps – il y a deux-trois ans – où se déclarer féministe pouvait tuer votre carrière dans l’œuf. Exemple avec Taylor Swift en 2012. À un journaliste qui lui demandait si elle était féministe, la star de la country US répond : « Je n’ai jamais opposé les garçons aux filles. Mes parents m’ont dit que si je bossais aussi dur que les garçons, j’irais loin dans la vie ». Circulez, vous ne me piégerez pas. Trois ans plus tard, la star de la pop US répond à la même question : « S’il ne fallait s’investir que dans un mouvement, ce serait le féminisme, parce ce que c’est vraiment juste une autre façon de parler d’égalité ». Que s’est-il passé ?
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De Beyoncé aux magasins Super U en passant par les serviettes hygiéniques Always, le féminisme s’incruste sur tous les écrans. Un peu comme si après avoir vendu du sexe, la publicité veut désormais vendre son dégoût pour le sexisme. Comme l’explique la journaliste Andi Zeisler dans le livre We Were Feminists Once, « il y a une adhésion des célébrités, de la culture de masse et des consommateurs pour la notion de féminisme : ce n’est plus un gros mot, c’est devenu une identité cool, rigolote et accessible que n’importe qui peut adopter ». Sauf que ce « féminisme de marché » s’intéresse moins à démanteler le patriarcat qu’à promouvoir des produits sur le dos d’un mouvement politique. Pour Les Inrocks, la fondatrice du magazine Bitch revient sur ce renversement de valeurs.
Comment le féminisme est-il devenu cool ?
Andi Zeisler – Le féminisme s’est imposé dans le débat public très récemment – mais il ne sort pas de nulle part. Depuis longtemps, il existe un combat militant et une culture féministe à la fois sur Internet et dans la rue. Ce qui a changé, c’est que de nombreux critiques culturels féministes ont commencé à s’intéresser à des sujets plus mainstream et à s’adresser au plus grand nombre. Aux Etats-Unis par exemple, on a eu beaucoup d’actualités liées à la place des femmes au sein de la société : les viols sur les campus, les violences contre les femmes dans le milieu sportif, le test Bechdel dans les films… Autant d’événements qui ont fait surgir un discours féministe véhiculé dans les médias et la pop culture en général. Il y a toujours eu une théorie féministe, un discours académique, mais il était resté en retrait. Pour moi, la performance de Beyoncé aux MTV Music Awards de 2014 ou le discours d’Emma Watson à l’ONU dans le cadre de l’initiative HeForShe n’auraient jamais existé sans ce travail de base.
Comment définissez-vous le « féminisme de marché » dont vous parlez dans le livre ?
Le « féminisme de marché », c’est le fait de s’approprier et de célébrer le langage, l’imagerie et l’énergie du féminisme en le vidant de toute substance politique et de tout contexte. Ce n’est pas un phénomène entièrement nouveau – des universitaires parlaient déjà de « féminisme d’entreprise » (corporate feminism en VO). Le « féminisme de marché » est un peu plus spécifique : on choisit certains aspects de l’idéologie féministe en ignorant les autres. Par exemple, la notion de « choix » – le choix d’avoir des enfants, de privilégier sa carrière, d’assumer sa sexualité, de suivre les préceptes de sa religion… Qui définit en partie ce qu’est le féminisme contemporain, a largement été coopté par la grande consommation.
Les popstars qui se disent féministes, comme Beyoncé ou Taylor Swift, les produits marketés comme étant féministes, comme les serviettes hygiéniques Always, s’afficheraient donc comme tels pour des raisons commerciales, pour mieux se vendre?
Le féminisme de marché ne veut pas dire que tous les produits labellisés féministes ont une arrière-pensée mercantile. Beyoncé est féministe, oui ! Ça veut plutôt dire que c’est un féminisme qui s’adresse aux individus, contrairement au mouvement militant plus large qui ambitionne de changer un système injuste pour assurer une égalité structurelle entre hommes et femmes.
Si la pop culture est infusée au féminisme de marché, est-ce qu’il existe un féminisme « pur » aujourd’hui ? A quoi ressemble t-il ?
Non, une idéologie féministe « pure » n’a jamais existé et n’existera jamais.
Quand vous avez lancé le magazine Bitch il y a 20 ans, vous étiez pionnière sur le créneau du féminisme appliqué à la pop culture. Aujourd’hui, on retrouve cette approche partout (même en France, Le Point a lancé son site de pop culture mâtiné d’analyses progressistes). Comment analysez-vous cette évolution ? Est-ce que cela veut dire que la société dans son ensemble arrive mieux à décrypter ce qu’est le patriarcat ou alors c’est une autre manifestation du féminisme de marché ?
C’est le résultat de deux choses. D’abord, l’avènement d’Internet, qui a rendu possible (et désirable) de faire plusieurs types de journalisme, de critique, de « creative non fiction ». Ça a permis de normaliser des sujets qui étaient jusque-là chroniqués par des auteurs obsédés dans leur coin. Puis, la deuxième chose (qu’on doit aussi à Internet d’ailleurs), c’est que la pop culture est devenue beaucoup plus importante que par le passé : il y a beaucoup plus d’œuvres et d’objets de culte, tous domaines confondus, et cette multiplication a eu pour effet d’intéresser encore plus de gens qui prennent désormais ces œuvres de fiction au sérieux. L’entertainment n’est plus seulement vu comme un divertissement sans substance, mais comme un moyen de faire passer des idées et des convictions.
C’est la combinaison de trois effets (l’explosion de la pop culture, la multiplication des points de vue critiques, et la connaissance accrue du public sur la façon qu’ont les médias de fonctionner) qui nous permet, en tant que société, de voir comment le système patriarcal se manifeste dans ce que l’on regarde/écoute/lit.
Est-ce que ce nouvel attrait de masse pour le féminisme a un impact sur la législation ?
Je ne sais pas. Il y a probablement un lien à faire entre la présence accrue de l’idéologie féministe au sein de la culture de masse et les lois on ne peut plus régressives qui sont votées actuellement Etat par Etat dans notre pays. La culture américaine considère que le féminisme est un jeu à somme nulle ; dans le sens où si les femmes gagnent des batailles, c’est forcément au détriment des hommes. Rien que la question de la représentation féminine au sein des assemblées politiques fait peur ! On vit dans une société très réactionnaire.
We Were Feminists Once : From Riot Grrrl to Cover Girl, the Buying and the Selling of a Political Movement, d’Andi Zeisler, Public Affairs, 285 pp, 2016.
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