À l’occasion de la sortie de “Guerre”, un roman inédit de Céline, nous republions une enquête des “Inrocks” sortie en 2011. La question que nous posions alors reste toujours d’actualité : n’est-il pas temps de tout publier de Céline pour voir ce que fut une époque, ce que fut vraiment l’homme et l’écrivain ?
Drôle, Céline ? Difficile de rire aux nombreux appels au meurtre contre les Juifs dans Bagatelles… : « Alors tu veux tuer tous les Juifs ?/Je trouve qu’ils hésitent pas beaucoup quand il s’agit de leurs ambitions, de leurs purulents intérêts… (10 millions rien qu’en Russie)… S’il faut des veaux dans l’Aventure, qu’on saigne les Juifs ! C’est mon avis ! Si je les paume avec leurs charades, en train de me pousser sur les lignes, je les buterai tous et sans férir et jusqu’au dernier ! C’est la réciproque de l’Homme. »
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Un fou qui hurlerait des obscénités racistes
Car Céline aurait écrit Bagatelles… par « pacifisme », marqué qu’il fut par la Première Guerre mondiale où il fut grièvement blessé et qui lui servit d’argument pour ses deux premiers romans : « Je veux pas faire la guerre pour Hitler, moi je le dis, mais je veux pas la faire contre lui, pour les Juifs… On a beau me salader à bloc, c’est bien les Juifs, et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses… »
Céline, maboul, comme le supposait Gide ? Ce serait encore trop le déresponsabiliser, même si Bagatelles… ressemble, à force d’invectives haineuses, obsessionnelles contre les Juifs, à un long monologue ratiocineur proféré par un fou qui parlerait tout seul dans la rue en hurlant des obscénités racistes avec rage.
Bagatelles… n’est pourtant pas un simple délire. C’est un livre de propagande criminelle, avec à l’origine la vengeance de Céline contre une critique « enjuivée » qui n’a pas aimé Mort à crédit – comme quoi, on peut être un grand écrivain et un petit Français acariâtre qui règle ses comptes de boutiquier -, mais aussi un texte d’une faiblesse littéraire inouïe. Bric-à-brac illisible débordant de sottises, mensonges, de clichés antisémites, misogynes, de points d’exclamation, de points de suspension, avec au début un argument de ballet des plus étranges, qu’on ne peut comprendre que comme l’installation de la scène sur laquelle le prophète antisémite va monter pour faire entendre sa voix, ou plutôt la dégueuler.
Ne pas publier les pamphlets de Céline, c’est le blanchir
Il n’y a pas deux Céline, l’écrivain génial, puissant, du monumental Voyage au bout de la nuit d’un côté et la faiblesse crasse du Céline de Bagatelles… de l’autre. Il faut peut-être cesser de croire que c’est l’intelligence, la raison qui sont derrière une oeuvre (auquel cas Céline resterait à jamais une énigme insoluble). C’est avec autre chose, une face plus sombre, que travaille l’écrivain. Dans le cas de Céline, il s’agirait de sa haine, à la base des romans comme des pamphlets. D’un côté, elle prend forme en devenant une langue ; de l’autre, elle se réduit à une voix – qui bafoue la forme, l’excède, pour le pire.
Ne pas publier les pamphlets de Céline, c’est donc aussi blanchir l’écrivain littérairement, ne donner à lire que la prose où il excelle. Idéologiquement, « Céline s’est bien rendu compte qu’il n’aurait jamais dû écrire ces pamphlets », souligne François Gibault. Il n’a plus eu, alors, qu’à procéder à leur effacement, pour mieux se blanchir politiquement.
« Il y a beaucoup de livres censurés en France, explique l’avocat Emmanuel Pierrat, spécialiste de la censure en littérature. Mais la plupart des auteurs antisémites des années 1930 et 1940 ont procédé à leur propre « censure » en demandant eux-mêmes que leurs livres ne soient pas réédités, en les retirant de leur catalogue, espérant que ceux-ci tomberaient dans l’oubli. »
Sur le site de l’INA, on trouve un entretien avec un Céline hallucinant de déni, réalisé par Pierre Dumayet en 1957 pour la sortie d’Un château l’autre. Dumayet interroge Céline sur le fait d’avoir eu beaucoup d’ennuis à cause de la publication de Voyage au bout de la nuit en 1932 (alors qu’il sait bien que les pires ennuis, dont la prison et l’indignité nationale, sont arrivés à Céline à cause des pamphlets) et la violence de son écriture. Céline répond :
« Je me suis permis de m’occuper de politique et ce fut le signal d’une maladie qui me poursuit encore. (…) je n’ai jamais été violent (…) les livres très fâcheux que j’ai pu écrire étaient faits justement contre la guerre. (…) j’étais comme une chienne de traîneau, je prévenais des dangers. »
Jamais, entre Céline et Dumayet, les titres des pamphlets ne seront mentionnés. Les deux hommes continuent de faire comme s’ils parlaient de Voyage….
Pire encore, dans un entretien avec Céline datant de 1960, diffusé dans A voix nue sur France Culture récemment, l’écrivain se lance dans un monologue délirant où il pose en victime, en martyr, sans qu’aucun des deux journalistes ne le contredise. La machine de blanchiment de Céline par Céline est lancée. Et, aujourd’hui, il y a quelque chose de pesant, d’insoutenable à penser que la non-publication de ces textes participent encore d’une forme de « négationnisme » par omission, dans un pays où l’amnésie est encore de bon ton.
Et puis les lettres de Céline – dont certaines clairement antisémites – ont été publiées en Pléiade, éditées par le célinien Henri Godard. « Je ne souhaiterais pas que les trois pamphlets soient republiés séparément chacun sous son titre, nous répond Godard. J’imagine une publication collective en un seul volume sous le titre Ecrits polémiques, qui y adjoindrait quelques autres textes polémiques courts comme A l’agité du bocal. Les pamphlets eux-mêmes devraient faire l’objet d’une annotation qui éclaire les circonstances et allusions à l’actualité et mette en évidence les emprunts de Céline aux publications antisémites du moment diffusées par la propagande allemande. Cette annotation est d’ores et déjà largement réalisée par le travail de plusieurs chercheurs. »
D’autant que cette interdiction de réédition est une tartufferie : Bagatelles… se trouve aujourd’hui dans les librairies d’extrême droite, et sur le Net, réédité et rediffusé depuis 2009 par les Editions de la reconquête dont le siège social se trouve au Paraguay et qui vendent aussi, en ligne, des objets de culte catholique et des textes de Lucien Rebatet. Ambiance.
« Je publie Bagatelles… depuis 2009, Les Beaux Draps depuis 2008, L’Ecole des cadavres depuis 2009. Je publie également la première édition de Bagatelles… en anglais, Trifles for a Massacre, depuis 2010, nous répond par mail le directeur de ces éditions, Philippe Régniez.
Il est difficile de dire combien j’en vends par an. Chaque ouvrage est tiré à 5 010 exemplaires et les tirages ne sont pas encore épuisés. Le pays le plus demandeur est la France, puis les pays francophones à travers le monde. Viennent ensuite des clients de pays aussi variés que le Japon, la Thaïlande, le Mexique, les Etats-Unis, Hong Kong, la Roumanie, le Qatar, etc. »
Jusqu’à ce jour, il n’a pas été inquiété par l’ayant droit. De toute façon, Céline tombera dans le domaine public dans vingt ans et Gallimard pourra s’il le souhaite publier les pamphlets. « Sauf que s’ils étaient largement réédités, ils tomberaient immédiatement sous le coup de la loi de 1972 et pourraient être d’emblée censurés pour incitation à la haine raciale. Seulement si une association le demande… », précise Emmanuel Pierrat. Qu’en pense Serge Klarsfeld, président des FFDJF ?
« Je serai contre une publication des pamphlets. Si nous étions dans un monde pacifié, il n’y aurait pas de problèmes. Mais ces textes sont trop nocifs. Les republier serait dangereux. »
Fin de la discussion ?
Nelly Kaprièlian
*André Derval, L’Accueil critique de « Bagatelles pour un massacre (Ecriture), 297 pages, 23 euros François Gibault Céline, 1894-1932 : Le Temps des espérances ; Céline, 1932-1944 : Délires et persécutions ; Céline, 1944-1961 : Cavalier de l’Apocalypse (Mercure de France) Emmanuel Pierrat 100 livres censurés (Chêne) Louis-Ferdinand Céline, Lettres (La Pleiade)
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