À l’occasion de la sortie de “Guerre”, un roman inédit de Céline, nous republions une enquête des “Inrocks” sortie en 2011. La question que nous posions alors reste toujours d’actualité : n’est-il pas temps de tout publier de Céline pour voir ce que fut une époque, ce que fut vraiment l’homme et l’écrivain ?
Louis-Ferdinand Céline est mort le 1er juillet 1961. Cinquante ans après, on ne sait toujours qu’en faire. L’avocat Serge Klarsfeld, président des Fils et filles des déportés juifs de France (FFDJF), a récemment exigé et obtenu qu’il soit exclu du programme des célébrations officielles de 2011. Jusqu’à cet été, toute la presse rendra hommage à l’écrivain de génie que fut Céline. Même Nicolas Sarkozy clame qu’il s’agit de son auteur favori : « On peut aimer Céline sans être antisémite, comme on peut aimer Proust sans être homosexuel ! » Et Carla aurait fait le pèlerinage jusqu’à Meudon pour baiser la bague de Lucette Destouches, la veuve de l’écrivain.
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Mouton noir, auteur sulfureux devenu accessoire chic, écrivain maudit, incompris ou bien salopard, Céline reste la plaie qui fait tache sur le visage de la littérature française. Certains l’adulent en minimisant son abjection, d’autres le vouent aux gémonies en oubliant son style. Car la figure de Céline n’en finit pas de poser une question qui semble encore insoluble pour l’esprit français cartésien : peut-on être à la fois un écrivain révolutionnaire et une ordure antisémite ?
Le problème, c’est qu’aujourd’hui encore, on ne peut en juger : l’œuvre publiée de Céline est en grande part tronquée. Ses pamphlets nous sont cachés. L’écrivain génial de Voyage au bout de la nuit (1932) et de Mort à crédit (1936) a commis quatre pamphlets, dont trois sont interdits de réédition : Mea culpa (1936, le seul à avoir été republié après la guerre), une charge anticommuniste à la suite d’un voyage de Céline en Union soviétique, et les violemment antisémites Bagatelles pour un massacre (1937), L’Ecole des cadavres (1938), Les Beaux Draps (1941). Bagatelles… étant le plus virulent, le plus abject.
Une interdiction exigée par Céline lui-même
D’aucuns disent que si les idées sont insoutenables, le style de Céline y est magistral. Sauf que, comme disait Sartre, on peut aimer un roman écrit par un antisémite, pas un roman antisémite. Mais comment savoir ce que contiennent ces pamphlets puisqu’ils sont interdits ? Contrairement à ce que beaucoup pensent, ils ne sont pas frappés d’une « censure d’Etat » mais d’une interdiction de réédition exigée après la guerre par Céline lui-même, et depuis sa mort, par son ayant droit, sa veuve Lucette Destouches.
A 98 ans, Lucette Destouches vit toujours dans le pavillon de Meudon que Céline avait acquis en 1951 après que Gaston Gallimard lui eut acheté les droits de son oeuvre pour cinq millions de francs. Elle refuse de parler aux journalistes. On rencontre donc son ami et avocat François Gibault, auteur d’une bio imposante de Céline (trois tomes), qui gère les affaires de madame Destouches depuis 1962 :
« Face à l’exigence de Serge Klarsfeld, la réaction de Mme Céline a été d’y voir un événement typiquement célinien : en 1932, le jury Goncourt avait décidé de lui attribuer le prix et une semaine plus tard ils ont changé d’avis ; on a voulu classer la maison de Céline, puis on a décidé le contraire ; enfin on l’inscrit dans la liste des célébrations officielles puis on l’en retire. De toute façon, Céline n’avait rien à faire sur cette liste. Ce n’est pas un écrivain pour musées et autres célébrations. Il a toujours fait cavalier seul. »
A la disparition de Lucette Destouches, c’est probablement François Gibault qui deviendra le légataire de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline. « Comme Mme Céline, je suis contre la réédition de ces pamphlets. Ce serait même de la provocation, car ce sont des livres de circonstance écrits à une époque donnée. Je ne défends en rien les idées de Céline mais il faut rappeler le contexte historique très particulier. La majorité des Français et beaucoup d’écrivains étaient antisémites, il était très courant de l’être et d’exprimer ce type d’opinions. Céline naît avec l’affaire Dreyfus et il a toujours entendu ses parents tenir ce type de propos contre les Juifs. Lucette, qu’il rencontre en 1935, lui a toujours dit qu’il avait tort d’écrire ces pamphlets, qu’il aurait dû se consacrer à ses romans. Quand il les a écrits, Céline ne connaissait pas l’existence des camps de concentration. Il n’en aura connaissance qu’après la guerre, comme la majorité des Français. »
« Pour bien rire dans les tranchées »
Pourtant, il avait connaissance de la rafle du Vél’ d’hiv’, et devait bien se douter qu’on n’arrêtait pas les Juifs pour organiser un bridge. Or c’est dans ce contexte, après la rafle, qu’il autorisera non seulement la réédition de Bagatelles… deux fois pendant l’Occupation, en 1942 et 1943, chez l’éditeur antisémite et collaborationniste Robert Denoël, mais ira même jusqu’à écrire personnellement à un occupant allemand, Karl Epting, lui demandant du papier pour la réédition de ses pamphlets. Bagatelles… sera un succès commercial effarant, se vendant à 86 000 exemplaires. « Difficile de mesurer exactement l’influence qu’a eue Céline sur l’esprit des Français avant et pendant la guerre, explique l’historien Zeev Sternhell, spécialiste du fascisme en France.
Cette influence peut se mesurer au nombre d’exemplaires vendus, d’autant que Céline jouissait déjà du statut de grand écrivain depuis la publication de Voyage au bout de la nuit. Les gens ont voulu lire ses pamphlets. Sa responsabilité est donc très grande. En revanche, il avait une place spéciale parmi les autres écrivains antisémites. Ses pamphlets étaient d’une virulence peu commune, même par rapport aux grands classiques de l’antisémitisme, de Drumont à Maurras. »
En se plongeant dans le passionnant recueil de la réception critique de Bagatelles pour un massacre*, on plonge aussi dans une France effrayante, inimaginable aujourd’hui, où tous, de gauche comme de droite, encensent le livre ; on y découvre aussi que les pires auteurs antisémites l’adulent mais sans le prendre tout à fait au sérieux. Robert Brasillach dans L’Action française : « Avouons-le tout net : on peut s’en choquer, on peut s’en fatiguer, on peut le déclarer illisible ou idiot, il est impossible qu’un Français n’en lise pas quelques pages avec soulagement. »
Quant à André Gide, dans La NRF, il croit à une farce grotesque, d’autant que le livre sort accompagné d’un bandeau « Pour bien rire dans les tranchées » :
« (…) Alors quand Céline vient parler d’une sorte de conspiration du silence, d’une coalition pour empêcher la vente de ses livres, il est bien évident qu’il veut rire. Et quand il fait le Juif responsable de la mévente, il va de soi que c’est une plaisanterie. Et si ce n’est pas une plaisanterie, alors il serait, lui Céline, complètement maboul. »
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