Dans un essai d’une érudition impressionnante, le philosophe canadien Charles Taylor éclaire la perte de nos attaches religieuses en même temps que la persistance actuelle d’appels à la transcendance.
Que faire du « désenchantement du monde », que le sociologue Max Weber associait au déclin des religions en tant que technique de salut ? D’abord réfléchir aux points aveugles du recul de la croyance religieuse, comme s’y essaie le philosophe canadien Charles Taylor dans son dernier livre, L’Age séculier, une somme de 1 340 pages d’une grande densité dont la lecture exigeante stimule la réflexion sur la question de la croyance et de la modernité.
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Auteur au début des années 90 d’un essai marquant sur la naissance de l’individualisme moderne, Les Sources du moi, Charles Taylor propose ici une généalogie érudite de cet « âge séculier ». Etre croyant ou non reste aujourd’hui une question privée, après que durant des siècles Dieu et la religion ont saturé l’imaginaire et les pratiques sociales. Taylor éclaire comment s’est opéré ce basculement d’une société dans laquelle il était impossible de ne pas croire en Dieu à une société où « la foi est une possibilité parmi d’autres », où la « présomption d’incroyance » s’est largement imposée.
Que faire de la « question du sens » ?
Débuté avec la Réforme, ce « grand désencastrement » a ouvert la voie à une nouvelle représentation de notre existence sociale, qui accorde à l’individu une primauté sans précédent, où l’épanouissement ne dépend d’aucune relation à une instance supérieure. La grande invention occidentale, c’est l’idée qu’il existe « un ordre immanent dans la nature » dont on peut comprendre le fonctionnement, laissant ouverte « la question de savoir si cet ordre total possède une signification plus profonde, et dans cette éventualité si nous devons en inférer l’existence d’un créateur transcendant ».
Pour autant, sous le voile de l’avènement de l’humanisme moderne, le philosophe soulève le mystère persistant d’un lien d’affinité entre un moi souverain et un ordre transcendant. Que faire de la « question du sens », de son absence supposée, qui fragilise « tous les récits de la modernité d’après lesquels nous vivons » ? Croire ou ne pas croire, telle pourrait être la question.
Une quête de liens mystiques
Confronté à cette énigme, l’auteur met en relief les tiraillements entre nos élans individualistes nés avec l’humanisme moderne et nos aspirations spirituelles reconfigurées. Si le principe de la croyance religieuse butte pour beaucoup sur l’obstacle de son anachronisme, l’incroyance se heurte pour d’autres à la limite de son scepticisme. Autant qu’un âge libéré de ses anciennes attaches religieuses, l’âge séculier est donc celui d’un monde en quête de liens mystiques dont il appartient à chacun de définir, en privé, les contours.
Au fil de ce récit foisonnant sur l’histoire moderne de nos imaginaires sociaux, les chemins vers la plénitude semblent égarés entre des aspirations contraires. Au coeur (au terme ?) de cet âge séculier, les aspirations contemporaines nourrissent une dispersion de réponses possibles, signes qu’au-delà de la figure de Dieu les appels à la transcendance vibrent encore.
Jean-Marie Durand
L’Age séculier (Seuil), traduit de l’anglais (Canada) par Patrick Savidan, 1 340 pages, 35 euros
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