Ce roman inédit, l’écrivaine et philosophe elle-même ne l’aimait pas. Mais en se focalisant sur la tragédie de son amie Zaza, “Les Inséparables” restitue toute la cruauté exercée alors contre les filles.
En 1929, deux événements vont définitivement marquer la vie de Simone de Beauvoir. C’est un début et c’est une fin, un amour et une mort : le début de sa relation avec Jean-Paul Sartre, et la fin de son amitié amoureuse avec son amie d’enfance, Elisabeth Lacoin dite Zaza, qui va mourir subitement à 22 ans. Le tout vécu sur fond d’agrégation de philosophie – durant les quinze jours que dure l’oral, Sartre et Beauvoir ne se séparent que pour dormir, écrit-elle dans le premier volume de ses mémoires.
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Il·elles parlent pendant des heures en buvant des cocktails au Balzar, et quand elle lui raconte sa relation précédente : “Pour une femme, élevée comme je l’avais été, il était peut-être difficile d’éviter le mariage : mais il n’en pensait pas grand-chose de bon. En tout cas, je devais préserver ce qu’il y avait de plus estimable en moi : mon goût de la liberté, mon amour de la vie, ma curiosité, ma volonté d’écrire. Non seulement il m’encourageait dans cette entreprise mais il proposait de m’aider.”
Victime des conventions
Si la rencontre avec Sartre est cruciale parce qu’il l’encourage autant qu’il va bientôt la pousser à s’interroger sur sa vie en tant que femme et à écrire sur ce sujet (ce qui aboutira à son livre majeur : Le Deuxième Sexe), l’autre événement qui participera des grands choix de sa vie, de la farouche défense de sa liberté, de son goût du mouvement, de son refus de se soumettre aux traditions patriarcales, bref de son féminisme, c’est la jeune vie bafouée et la mort prématurée de son amie Zaza, victime des conventions quant à l’éducation et au sort des filles.
Zaza, menée à la baguette par une mère sévère qui étouffe sa fille pour son “bien”, lui impose des contraintes inhumaines
Elisabeth Lacoin, rencontrée au Cours Désir, à Paris, à 9 ans, est issue d’une famille nombreuse, bon genre jusqu’au morbide, catho militante, menée à la baguette par une mère sévère qui étouffe sa fille pour son “bien”, lui impose des contraintes inhumaines (ne plus revoir le jeune homme qu’elle aime, à moins que celui-ci ne l’épouse – ce qu’il refusera), et l’épuise à force de l’accabler de tâches absurdes au service de toute la famille. Zaza en mourra.
Si cette tragédie est connue car consignée en 1958 dans le premier volume des mémoires de Beauvoir, ce que l’on ignorait en revanche, c’est l’existence d’un court roman inédit, concentré sur Zaza, écrit quatre ans plus tôt. Les Inséparables met en scène Andrée (alias Zaza), via les mots de la narratrice, Sylvie (Simone), qui tombe amoureuse d’un certain Pascal (Pradelle dans les Mémoires d’une jeune fille rangée – mais qui est en fait Maurice Merleau-Ponty, avec qui Elisabeth avait une relation), ami de la narratrice. Entre les deux versions, c’est comme dans les rêves : les mêmes évènements clés se retrouvent, mais disposés dans un ordre différent, comme déplacés.
Un roman construit comme un piège
Très critique à l’égard de ce texte, Simone de Beauvoir refuse de le publier tel quel mais s’en servira pour la rédaction du premier tome de ses mémoires. Avait-elle raison ? Oui. Les Inséparables est en effet moins bon que les pages qui sont consacrées à l’histoire de Zaza dans Mémoires d’une jeune fille rangée : un style plus conventionnel, presque académique, parfois maladroit, alors que l’écriture des mémoires est plus directe, serrée, nerveuse, plus forte.
Fallait-il le publier quand même, trente-quatre ans après la mort de Beauvoir ? Oui, car plus focalisé sur la tragédie, le roman se construit comme un piège qui va peu à peu se refermer sur la jeune fille vulnérable et l’asphyxier, et fait ressentir plus profondément, jusqu’à l’insoutenable, l’incroyable violence pernicieuse faite aux filles, la machine froidement implacable qui les mène à la soumission – ou à la mort.
La scène dans laquelle, à la fin, Sylvie va voir Pascal est un petit chef-d’œuvre de cruauté froide, d’indifférence obtuse
Zaza est morte d’une encéphalite virale, mais pour Beauvoir elle est la sacrifiée, sur l’autel de la “vertu”, par sa mère, et par un amoureux d’abord préoccupé de sa famille et de lui-même. La scène dans laquelle, à la fin, Sylvie va voir Pascal (dans les Mémoires, elle écrit à Pradelle) pour le convaincre de demander la main d’Andrée – elle a déjà perçu que celle-ci maigrit, s’épuise, parle de suicide – est un petit chef-d’œuvre de cruauté froide, d’indifférence obtuse, tout ça au nom du “bien”, ou plutôt au nom de l’image que Pascal a de lui-même en homme de devoir, quitte à faire souffrir – et tuer – celle qu’il aime. Un meurtre bourgeois, familial, que l’on devine à l’origine de l’œuvre fondatrice du féminisme contemporain.
Les Inséparables (L’Herne), introduit par Sylvie Le Bon de Beauvoir, 176 p., 14 €
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