Le “Russkof” Dimitri Bortnikov a encore frappé. Ecrit directement en VF, Face au Styx met à sac la géographie parisienne autant qu’il tabasse le français académique. Attention, génie !
En 2011, Repas de morts de l’écrivain russe Dimitri Bortnikov percuta la planète des lettres françaises et provoqua quelques réactions : stupeur, dégoût, enthousiasme. Cette invite au banquet des disparus (une grand-mère, une mère mais aussi un pigeon et un chien) eut d’autant plus d’impact que la météorite était écrite, quel culot, directement en français.
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Né en 1968 à Samara et auteur d’une dizaine de romans dans sa langue (dont Le Syndrome de Fritz, publié et traduit par les éditions Noir sur Blanc), Bortnikov a en effet décrété, maintenant qu’il réside à Paris, qu’il écrirait, jusqu’à nouvel ordre, en français. Manière sans doute d’ajouter le métier de romancier francophone à la liste de ses précédentes activités : cuisinier, professeur de danse, soldat. La publication, plus que jamais en français, de Face au Styx ne va pas arranger ce chaos. De nouveau, c’est une averse de plomb en fusion. De nouveau, c’est le “bordiel”, comme on dit en bon russe.
Des bouées dans un océan déchaîné
Bortnikov plante son récit à Paris comme on enfonce un couteau dans le cœur d’une vieille carne. Saint-Sulpice, Barbès, La Chapelle, les toponymes sont connus. Le boulot du prénommé Dimitri, “Je” dégoisant sans cesse, n’est pas moins familier : il aide à domicile des personnes invalides. Mais ces repères sont à peine des bouées de sauvetage dans un océan déchaîné. Si Bortnikov est un auteur phare, il l’est à la façon d’un naufrageur qui nous guide dans l’obscurité pour mieux nous précipiter sur les brisants.
Nous sommes à Paris, mais un Paris incendié par le feu des steppes, bolchevisé façon 1917, comme une résurrection de la Commune qui fut à la fois le nom d’une nouvelle ville et l’espoir d’une vie nouvelle. Dimitri, héros pas commode, n’est pas un transfuge de Montesquieu, un Persan de l’Oural, bon sauvage et parfait con, mais un pétroleur, escroc et griffeur, un escogriffe.
Le boxeur Bortnikov s’autorise tous les coups bas
Ce qui fait le plus de vagues dans cette tempête, c’est le raz-de-marée du style. Le boxeur Bortnikov s’autorise tous les coups bas : l’enquillage des mots sans article, l’escamotage des verbes, la syncope permanente, les points qui ne sont jamais suivis d’une majuscule, l’invasion d’exclamations, et une mitraille de points et de traits, qui n’est pas une défaillance de sa prose mais sa quintessence.
Parfois, on a l’impression que le télégraphe Bortnikov écrit en morse. Souvent, on a le sentiment inouï de lire du bruit. Ça, du français ? Mais oui madame ! Et même du français de haute altitude, qui va, vole et nous venge du pipi de chat de la littérature ambiante.
Un épuisé infatigable
Syntaxe violentée, ponctuation outragée, parfois on n’en peut plus de ce passage à tabac, on jette le livre en visant la poubelle. Puis on y revient, comme messmérisé. Car l’épuisement est le pétrole qui fait flamber le Styx. Dimitri, “plus seul qu’un poteau au pôle Nord”, rejoint l’escouade des épuisés dont Deleuze parle à propos des personnages de Beckett. Un épuisé infatigable qui telle une punaise du réel pique tout ce qui bouge, l’infecte et pourtant l’exhausse.
Face au Styx pourrait être le nom d’une émission de radio détraquée qui changerait toute seule de fréquence, diffusant des signaux parfois inaudibles, parfois 5 sur 5. Signaux de folie, de détresse mais d’amour aussi. Madame Dedovitch, Madame Marquise, Damiane, Fevro, Nina, Tomoko, dite Samouraï, jeunes ou vieilles, laides ou belles, véloces ou impotentes, Dimitri prend toutes les femmes, au figuré et parfois au pas très propre, et elles le lui rendent à foison car Dimitri, c’est unanime, les fait rire.
Quand il déballe l’inévitable sainte icône, Samouraï lui demande : “C’est quoi ça ? un dessous de plat !?” Et lorsque madame Dedovitch, un peu barrée, lui sort “Tu sais, de Gaulle est d’origine ukrainienne !”, Dimitri ne la contrarie pas : “On est pas à une connerie près ! genre Molière est de Kiev !”
Entre crise de nerfs et crise de rire
A son étrange façon, Face au Styx est un roman d’humour. Mais son comique ne tient pas tant aux situations (bien que croquignolettes) qu’au corps de Dimitri, en porte-à-faux permanent. Entre crise de nerfs et crise de rire, c’est un Buster Keaton de la taïga égaré du côté de Paname qui voudrait qu’on lui foute la paix mais, tant pis pour lui, tant mieux pour nous, c’est la paix qui lui fait la guerre.
Guerre et paix ? Décidément, “on ne sait jamais avec les Russes”. On touche dès lors à une poésie qui inspire à Bortnikov des pages magnifiques quand il lui vient de décrire la débâcle de la Volga ou le suicide de Nina la paralysée, que Dimitri découvre pour la première fois debout et grande, puisqu’elle s’est pendue.
Lorsqu’il était enfant, du temps de l’URSS, de l’autre coté du Styx, Dimitri avait un ami de son âge, Anton, avec qui il s’entendait “comme eau et sel dans la mer !” Anton, dit “le gibbeux”, vocable savant qui désigne le handicap d’une méchante bosse entre les épaules d’Anton mais aussi mot doux qui décrit une phase de la Lune quand elle fait le dos rond.
Certains soirs d’été, Dimitri et Anton s’allongent sur le toit d’un cabanon pour y contempler la nuit et s’y absorber. C’est donc ça le projet : entre Anton et Dimitri, s’allonger sur le toit, et passer toute sa vie à nommer les étoiles.
Face au Styx (Rivages), 752 pages, 21 €
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