[Ces livres qui ont provoqué leur époque] Les madeleines et les jeunes filles en fleurs ont failli rester enfermées dans les tiroirs de Marcel Proust. Voici en quelques mots, l’épopée éditoriale qu’a traversée l’écrivain pour publier son chef-d’œuvre de 3000 pages.
Retrouvez les autres épisodes de notre série sur ces livres qui ont provoqué leur époque tous les jeudis d’août ! Des articles écrits en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BnF.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le 9 novembre 1913, L’homme libre, quotidien du matin dont Georges Clémenceau est le rédacteur en chef, annonce la parution d’un livre dont peu de monde soupçonne le chambardement qu’elle va entrainer.
« Dans quelques jours, va paraître : Du côté de chez Swann, le premier roman de M. Marcel Proust. Nous y trouverons tous les dons d’analyste et d’écrivain qu’un recueil d’essai nous a déjà fait connaître : Les Plaisirs et les Jours ; deux traditions de Ruskin : Sésame et les Lys, La Bible d’Amiens et une série de pastiche fort curieux. Du côté de chez Swann sera une étude de certains milieux mondains et l’évocation de jolis souvenir d’enfance, et le premier volume d’une série qui a pour titre général : A la recherche du temps perdu.«
C’est une « brève » comme on dit dans le vocabulaire technique de la presse et l’on goûte rétrospectivement l’humour involontaire de cet intitulé : une brève pour annoncer La Recherche, roman au final de 3 000 pages qui s’étendra sur sept tomes, dont trois parus après la mort de Proust en 1922.
Des refus successifs
Rien n’indique que le rédacteur anonyme de cette notule a lu Du côté de chez Swann, s’en tenant aux publications antérieures de Proust dans un style volontairement factuel.
Ça ne mange pas de pain ni a fortiori de madeleine. Ce que l’article de L’homme libre ne dit pas ou ne veut pas faire savoir, c’est que la publication de Du côté de chez Swann est la porte de sortie d’un labyrinthe éditorial où Proust a failli se perde.
Au cours de l’hiver 1912-1913, trois éditeurs successifs ont refusé le livre. En premier lieu les éditions Fasquelle où la note de lecture du poète et romancier Jacques Madeleine (publié en 1971 aux éditions Garnier dans le recueil les Critiques de notre temps et Proust) passe pour un parangon d’aveuglement : « Au bout de sept cent douze pages de ce manuscrit (sept cent douze au moins, car beaucoup de pages ont des numéros ornés d’un bis, ter, quater, quinque) – après d’infinies désolations d’être noyé dans d’insondables développements et de crispantes impatiences de ne pouvoir jamais remonter à la surface – on n’a aucune, aucune notion de ce dont il s’agit. Qu’est-ce que tout cela vient faire ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Où tout cela veut-il mener ? – Impossible d’en rien savoir ! Impossible d’en pouvoir rien dire ! «
À la décharge de Jacques Madeleine, son avis est plus commercial que littéraire et quelques lignes plus loin il concède tout de même : « un cas intellectuel extraordinaire.«
>> À lire aussi : La folle histoire de Howard Hughes, homme de cinéma et pilote qui inspira “Aviator”
>> À lire aussi : Les 1001 vies de George Raft, acteur, danseur et proche de la Pègre
Même refus à la Nouvelle Revue Française (NRF, bientôt Gallimard) où Proust a la réputation d’un sucré écrivant des chroniques mondaines dans Le Figaro. C’est André Gide qui repousse le manuscrit, ce dont il s’excusera auprès de Proust après la publication de Swann chez Grasset en novembre 1913, mais à compte d’auteur.
Un succès de librairie
Le succès en librairie n’est pas négligeable. Après un tirage initial de 500 exemplaires, 3000 exemplaires seront vendus entre novembre 1913 et août 1914. L’accueil des critiques est en général favorable bien qu’en partie orchestré par Proust avec ses amis Lucien Daudet et Jean Cocteau.
Le 23 novembre 1913, Cocteau écrit dans le quotidien l’Excelsior : « Tout le monde sait que le livre, le premier livre du “Cycle Marcel Proust” (non pas le premier livre de Marcel Proust), vient de paraître. Marcel Proust on le respecte, on l’écoute, on l’aime. Peu vous importe, il me semble, de connaître que Marcel Proust portait sa barbe et qu’il ne la porte plus. L’honneur est rare de compter parmi ceux qu’il éblouit entre les quatre murs revêtus de liège de sa chambre de malade. Il vient de peindre une miniature géante, pleine de mirages, de figures, de jardins superposés, de jeux entre l’espace et le temps, de larges touches fraîches à la Manet. […] Du côté de chez Swann ne ressemble à rien que je sache et me rappelle tout ce que j’admire. C’est le cousinage des chef-d’œuvre.«
Dans le quotidien Le Temps du 21 novembre 1913, le ton, par osmose admirative, est proustien : « Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui raconte, qui dit : “Je” (et qui n’est pas moi) retrouver tout d’un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût d’une gorgée de thé où il a trouvé un morceau de madeleine ; sans doute il se les rappelait mais sans leur couleur, sans leur charme ; j’ai pu lui faire dire que comme dans ce petit jeu japonais où l’on trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans un bol, s’étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église, et tout Combray et ses environs tout cela qui prend forme et solidité, tout est sorti, ville et jardins, de sa tasse de thé. Voyez-vous je crois que ce n’est guère qu’aux souvenir involontaires que l’artiste devrait demander la matière première de son œuvre.«
Plus grinçant, dans le bien nommé magazine hebdomadaire Le Sourire où œuvraient Alphonse Allais et le jeune Sacha Guitry, on lit le 21 mars 1914 : « Le volume de Proust a 523 pages ; c’est quelque chose. Certaines phrases ont plus de vingt lignes ; ce n’est pas rien. Mais en dépit de trop nombreuses fautes d’impression, de quelques négligences de style (“sa tête… qu’elle laissait tomber sur ses lèvres”), je vous défie, en lisant cette œuvre extraordinaire, qui analyse avec la même minutie les mouvements de votre âme quand l’amour l’agite et l’odeur de votre vase de nuit quand vous avez mangé des asperges, je vous défie de vous ennuyer une seule minute.«
Mais Du côté de chez Swann est surtout remarqué et plébiscité par des critiques étrangers. Sans doute parce qu’il se situe moins dans la tradition du roman d’analyse français ou dans celle des romans naturalistes héritiers de Zola, que dans celle du roman anglais ou russe. Dans les journaux français on peine à le classer : mémoires, autobiographie ou roman ? De plus, la coutume critique de l’époque étant de ne pas séparer l’écrivain et l’homme, les préjugés liés à la vie de Proust pèsent lourd. Dans une France qui se remet à peine de l’affaire Dreyfus, Proust, snob, juif, homosexuel et dreyfusard, n’est pas à proprement parler présentable. Hors de France, ces « handicaps » ont moins joué. Dès décembre 1913, le Times Literary Supplement de Londres consacre un article à Du côté de chez Swann, jugeant que c’est un livre « très original ». Une traduction en anglais paraîtra en 1922. En Italie en janvier 1914, un article de presse annonce que le livre sera bientôt un classique. En Allemagne, les plus grands critiques écrivent sur Proust dès les années 1920 et Walter Benjamin devient son premier traducteur en 1926.
Ce n’est qu’après l’attribution en 1919 du prix Goncourt à A l’ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième volume de la Recherche, que Proust connaîtra une vraie consécration en France. Deux mois après sa mort en 1922, la NRF fait paraître un numéro spécial d’hommages.
Découvrez gratuitement Retronews, le site de presse numérisé de la BNF, en bénéficiant de 15 jours d’abonnement offerts.
{"type":"Banniere-Basse"}