Ce premier roman exceptionnel raconte une enfance et ressuscite un Paris disparu.
Parfois dans la rentrée littéraire surgit une nouvelle voix qui laisse entrevoir la possibilité d’une œuvre hors norme. Ainsi ce premier roman d’un auteur dont on ne sait rien sauf, selon son éditeur, qu’il écrit depuis toujours, et on veut bien le croire. Car un tel texte ne s’improvise pas.
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“Et ce sont des larmes d’impuissance, de frustration, des regrets lorsque l’on pige un peu tard que nous n’avons pas ouvert les yeux assez grands, à certaines périodes de la vie, pour en profiter plus et mieux, s’en foutre plein la gueule comme on remplirait sa musette ras bord pour une longue traversée du désert. Du coup on regrette, on est des cons, taxidermistes de souvenirs, on se lamente sur du raté.”
Sur les traces d’un Paris populaire
Tince travaille la mémoire de son narrateur comme une pâte. C’est celle d’un homme né dans le Paris populaire de la fin des années 1960 et qui, de l’entrée à la maternelle à la fin du collège, se souvient. S’élabore alors une création littéraire qui tient du roman d’apprentissage, de la chronique sociale, de la chanson de geste et de la comédie italienne. Une sorte d’opéra fabuleux qui emporte le lecteur dans une mythologie intérieure où surnagent des bribes de Baudelaire ou d’une chanson de Piaf.
“Mais quel nom as-tu donc mon âme, toi qui me pousses depuis si longtemps à prendre la vie pour une errance nocturne, l’existence pour un ciel clos ?” Métaphores, audaces stylistiques, Tince a réussi à mettre au point une phrase qui charrie une histoire et un milieu social, l’arrière-grand-mère bretonne et les grands-parents en banlieue, le père et ses copains tordus. “Les adultes c’est rien que de mornes vestiges de l’enfance, pas autre chose.”
Mémoire collective, mémoire intime
C’est mélancolique mais parfois aussi très drôle, à travers le souvenir du “Deupièces” où ils vivaient, de l’oncle Bébert et “son tee-shirt bleu pétrole, son bène à grosses côtes et ses Clarks”, poétique parfois, quand les corbeaux deviennent de “petites écorchures de nuit opaque”. Page à page un monde se construit autour de la famille, l’école, le quartier, les copains. On aimerait recopier chaque phrase de ce texte où la créativité est toujours au service d’une émotion diffuse.
L’homme d’aujourd’hui fait émerger dans ses souvenirs la pauvreté, le malheur, la violence et la bêtise crasse, alors qu’une éternelle souffrance l’habite toujours
Chargée d’une mémoire à la fois collective et intime, la phrase de Tince, porteuse du parler populaire et des marqueurs de l’époque, est pleine de chagrin. Car ce petit garçon d’autrefois porte tout le malheur du monde, enfant solitaire écrasé par les disputes gargantuesques des adultes et l’indifférence des parents, lui que son père n’appelle jamais que par toutes sortes de prénoms d’emprunt, tantôt Bill tantôt Roger.
“Moi petite chose qui n’existait pas vraiment et pas pour tout le monde.” L’homme d’aujourd’hui fait émerger dans ses souvenirs la pauvreté, le malheur, la violence et la bêtise crasse, alors qu’une éternelle souffrance l’habite toujours, faite de blessures anciennes jamais refermées. “J’étais de ceux qui voient agonir leur innocence, la race des bafoués. Nous à qui l’on a tout confisqué, tout détruit dès le départ.”
Et l’ombre emporte ses voyageurs (Seuil), 704 p., 23 €
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