Au cœur des pratiques sexuelles contemporaines, le “plan cul” s’impose comme un registre d’action qu’analyse Jean-François Bayart.
« Je ne sais pas quelle est la question, mais je connais la réponse : le sexe. » A la mesure de la célèbre maxime de Woody Allen, comment ne pas constater, par-delà le mystère des vies intimes, l’obsédante place que le sexe occupe dans l’espace public (cf. la curiosité du moment sur Hollande et « ses » femmes…) ? Dans le paysage de la sexualité contemporaine, dont tous les sociologues et historiens avertis soulignent les transformations constantes et l’absence de normalité, un motif s’est imposé : le plan cul. Un plan mis au même niveau qu’une bouffe ou un ciné, dans une confusion semi-innocente des plaisirs et des sentiments…
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Mais de quoi le plan cul est-il le symptôme lorsqu’on s’interroge sur les rituels de la sexualité ? C’est à cette question que s’ouvre le politologue Jean-François Bayart dans un essai iconoclaste qui l’éloigne en apparence de ses sujets habituels (l’Etat en Afrique…). Le plan cul se présente comme « un moment dédié à la pratique du sexe, qui ne trouve sa justification que dans la recherche du plaisir, abstraite de toute considération affective sans qu’elle l’exclue nécessairement, et qui est largement déconnectée des autres domaines de la vie de celui ou de celle qui s’y consacre ». Il consiste à « baiser, point barre ».
Un compréhension du monde (sexuel) « par le bas »
Construit à partir de confessions circonstanciées de deux jeunes hommes, Grégoire et Hector (l’un bi, épanoui sexuellement, adepte du SM soft, l’autre plutôt gay, moins à l’aise avec la chair…), le livre se présente comme un travail d’ethnologie, c’est-à-dire d’une compréhension du monde (sexuel) « par le bas », de la façon dont un jeune de 20 ans se constitue en « sujet moral » dans la société contemporaine. L’essai prend surtout la forme d’une réflexion philosophique, en mobilisant Deleuze et Bergson, dont certains concepts (« le plan d’immanence », « l’heccéité », la « différenciation » de Deleuze ; « l’immédiation », « l’élan vital » de Bergson) résonnent magistralement à la hauteur de ces plans cul.
Bayart saisit, à travers la parole de ses deux complices, comment un jeune peut vivre par plans successifs, dans une dissociation entre vie sexuelle et vie affective. C’est en quoi le plan cul est le « prototype contemporain » du plan d’immanence deleuzien, conçu comme « puissance et béatitude complètes ». Cette ethnologie révèle une conquête de liberté, d’un « quant à soi », qui est aussi une forme de « dissidence dans la société qui échappe au débat public » ; une dissidence que les sciences sociales, trop « anthropocentrées », échouent souvent à comprendre.
L’énigme
Pour en résoudre l’énigme, l’auteur invite à s’inspirer du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, attentif au monde naturel et matériel dans lequel évolue l’homme. Derrière cette étude du plan cul affleure ainsi un projet théorique inédit pour repenser le monde social à hauteur de ses pratiques secrètes et de la variation des modes de vie, que rien ne rassemble dans une vue d’ensemble tout à fait cohérente, pas même le cul, cette zone hétérogène autant offerte aux plans excitants qu’aux usages plan-plan.
Jean-Marie Durand
Le Plan cul – Ethnologie d’une pratique sexuelle (Fayard), 200 pages, 17 € à lire aussi Dictionnaire des sexualités sous la direction de Janine Mossuz-Lavau (Robert Laffont), 1 024 pages, 3 2 € ; Les Révolutions de l’amour – Sexe, couples et bouleversements des moeurs de 1914 à nos jours de Blandine Pénicaud et Vincent Vidal-Naquet (Perrin), 412 pages, 23 €
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