Et si le bon sexe entre hétéros ne passait pas uniquement par la notion de consentement ? C’est à cette épineuse question que réfléchit l’universitaire britannique Katherine Angel dans son nouveau livre “Demain le bon sexe”. L’objectif : accepter la complexité de la relation sexuelle.
Dans Demain le bon sexe : Les femmes, le désir et le consentement, l’universitaire britannique Katherine Angel questionne le fait d’exiger des femmes de connaître et d’exprimer clairement leurs désirs. Et si l’on assistait à une nouvelle injonction ? Celle de savoir parfaitement ce que l’on aime, ce que l’on veut, et qui l’on est, au risque de ne plus jamais lâcher prise, au risque de ne plus jamais rien découvrir.
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Dans une société idéale, explique-t-elle, le sexe serait une exploration de soi et de l’autre, un vaste cheminement de fantasmes et de plaisirs, où le doute voire l’absence de certitudes seraient permis. Et insister sur le fait que ce qui peut sembler, en apparence, un progrès fait en réalité reposer le poids de la bonne interaction sexuelle sur le comportement féminin. L’exhortation à se connaître soi-même et à s’affirmer en tant que tel peut paradoxalement placer la responsabilité des violences sexuelles sur les femmes.
Si tout est désormais lu à travers le prisme de la notion légale de consentement, que fait-on du sexe consenti mais mal vécu ? Que fait-on de l’indécision, du regret, de la souffrance de ne pas avoir été comprise ? Autant de questions épineuses car complexes que Katherine Angel soulève, sans jamais remettre en question les bienfaits du mouvement Me Too, cherchant plutôt à démontrer en quoi la simplification de la relation sexuelle peut parfois s’avérer dangereuse, en quoi la relation sexuelle implique l’interaction avec autrui mais aussi l’interaction avec un contexte duquel peut naître de nouveaux désirs et fantasmes. Une pratique ne sera jamais deux fois la même suivant le partenaire et la zone spatio-temporelle.
Le titre de son troisième ouvrage emprunte à Michel Foucault. En introduction, Katherine Angel explique : “‘À demain le bon sexe’, disait Foucault sardoniquement, malicieusement : c’est l’idéal, et c’est l’illusion. La négociation des déséquilibres de pouvoir entre hommes et femmes, entre nous tous, se fait minute par minute, seconde par seconde. Et il n’est aucun domaine, sexuel ou autre, où cet acte de négociation n’est plus nécessaire.” En d’autres termes : faire reposer le “bon sexe”, soit la quête d’un sexe serein et juste, équilibré et dénué de violences sur le seul consentement est illusoire.
Plus loin, elle cite Respect : Marilyn Monroe de Jacqueline Rose : “Je ne trouve pas utile de la présenter – elle ou n’importe quelle autre femme d’ailleurs- comme ayant le dessus sur ses démons ou au contraire y succombant, comme si ses seules options étaient le triomphe ou la défaite (un vocabulaire militariste aux antipodes du sien).” De la même façon, Katherine Angel milite pour que le sexe ne soit plus uniquement perçu sous un angle manichéen, mais échappe pour de bon à la logique managériale de la victoire et de la défaite pour former un espace autre, où la création, la quête de soi et de l’autre reprennent leurs droits.
Dans votre nouveau livre, Demain le bon sexe, vous vous en prenez au post-féminisme né dans les années 1990, lui reprochant notamment de prôner la sur-confiance en soi au détriment de l’acceptation de la vulnérabilité.
Katherine Angel – Quand j’ai commencé à m’interroger sur la notion de consentement, qui émergeait de nouveau et de plus en plus avec Me Too, j’ai trouvé que la société remettait une pression sur les femmes en leur demandant implicitement et explicitement de prendre en main leur sexualité et de se montrer très claires sur ce qu’elles voulaient ou non. Je me suis souvenue de cette atmosphère en Grande-Bretagne dans les années 1990, où l’on voulait être comme les mecs, des lads, cette idée d’être dures, de ne pas avoir honte du sexe. La honte se déplace désormais sur le fait de ne pas être affirmée sur la question sexuelle.
Aux États-Unis, cette idée d’un consentement affirmé et enthousiaste, qui est très utile par ailleurs, a cette même façon de s’adresser aux femmes individuellement. Il s’agirait, comme pour les hommes, ou du moins comme l’on imagine que doit être l’hétérosexualité masculine, d’expérimenter le sexe de façon très directe et dans l’optique de parvenir au plaisir. Mais combien de femmes ont des problèmes sexuels ou ne prennent simplement pas de plaisir, sans parler des agressions sexuelles ?
De ma propre expérience, il y a des moments dans la vie où le sexe est plus facile que d’autre. Donc cette idée que nous, les femmes, devons nous comporter d’une certaine façon afin d’être en sécurité, c’est du grand n’importe quoi. Il serait de notre responsabilité d’améliorer les choses. OK, mais ce n‘est pas que de notre responsabilité. C’est un problème sociétal et politique collectif. Pourquoi nous adressons-nous uniquement aux femmes individuellement alors qu’il est plutôt question de dynamiques entre des personnes ayant appris comment se comporter en fonction de leur genre ?
Pourtant, l’apprentissage de ce que nous aimons, de ce que nous voulons et de leur expression peut permettre aux femmes d’avoir une sexualité plus épanouie, sans se laisser entraîner sur des terrains hasardeux, non ?
Oui, mais c’est très épineux. Plus nous nous connaissons nous-mêmes, mieux c’est. Cela étant dit, il y a plusieurs choses dont nous devons nous méfier, comme de dire que si nous ne savons pas, nous pouvons être poussées à faire quelque chose. C’est vrai dans les faits et c’est affreux, mais ça ne veut pas dire que les femmes doivent apprendre pour se protéger. Cela fait sens de façon très pragmatique : savoir ce que tu veux ou ne veux pas peut te conduire plus sûrement au plaisir, mais c’est aussi devenu un moyen de te protéger contre ce mec qui profitera de ton doute.
Nous sommes donc tombé·es dans un management du risque. Nous avons intégré le risque au paysage. Nous partons tous et toutes du principe que si une femme ne sait pas ce qu’elle veut, elle court le risque de se faire violer. On ne peut pas prendre cette logique pour acquise. Il serait plutôt logique de pouvoir dire qu’on ne sait pas, qu’on va voir ce qu’il se passe au cours de la relation sexuelle… Par ailleurs, je suis aussi sceptique car il y a quelque chose dans la nature même de la sexualité qui échappe au connu, qui nous échappe. On ne peut pas totalement lier notre sécurité à notre connaissance de nous-même. Les désirs sexuels émergent dans des relations aux autres. Les désirs sexuels répondent aux contextes qui peuvent les faire naître, les nourrir… Il y a là quelque chose d’inconnu et d’imprévisible. C’est risqué, c’est vrai, mais ça ne devrait pas l’être, dans une version utopique de l’humanité. Nous devrions pouvoir dire “je ne sais pas” et explorer.
Peut-être se trouve-t-on à un endroit, à un moment qui nécessite que les choses soient très clairement pensées et exprimées ? Les femmes ont été silenciées pendant des siècles…
Bien entendu nous devons nous intéresser à ce que l’autre veut avant d’avoir une relation sexuelle avec. On ne peut pas forcer quelqu’un·e, le ou la deviner. Mais nous devons aussi apprendre aux filles qu’elles doivent s’attendre à être bien traitées, que leur plaisir compte aussi. Nous devons être très clair·es à ce sujet, et rappeler que le sexe n’est pas si simple. La complexité du sexe ne signifie pas que l’on peut manipuler quelqu’un·e, le ou la pousser à faire quelque chose. C’est une curiosité mutuelle qui doit s’installer et peut mener à une expérience merveilleuse. Le problème n’est donc pas tant de se connaître que de penser que les hommes vont utiliser nos méconnaissances afin de parvenir à leurs fins. C’est ce que nous devons questionner.
Comment changer les comportements hétérosexuels masculins ?
La notion de masculinité est liée à l’idée d’acquérir du sexe de la part d’une femme. Nous ne devrions pas penser la sexualité des femmes uniquement dans ce cadre de violence. Bien entendu, il existe, c’est un fait. Mais nous ne devrions pas le laisser définir notre sexualité. Ne pas savoir quelque chose ne devrait pas être une expérience de “désempouvoirement”. C’est ce que nous fait croire la masculinité.
Un certain pan du féminisme actuel estime que notre autonomie doit nous permettre d’échapper totalement aux désirs de l’autre, que les femmes doivent repousser tout ce qui pourrait façonner leurs désirs, leurs êtres. Mais la vie, ce n’est pas ça. Nous sommes toujours dans des rapports avec les autres, qui peuvent impliquer du désir, et c’est une bonne chose. C’est ce qui fait que l’on se préoccupe des autres, que nous ne sommes pas complètement renfermé·es sur nous-mêmes. J’aimerais, idéalement, que l’on puisse s’ouvrir à l’autre sans craindre qu’en baissant la garde, on prenne un énorme risque…
Le consentement ne suffit pas selon vous ?
Le consentement est très important. C’est d’ailleurs fou que pendant si longtemps, nous n’ayons pas davantage pensé au fait que pour avoir un rapport sexuel avec une tierce personne, il fallait qu’elle soit consentante. C’est un concept légal utile mais qui ne peut pas embrasser la complexité de notre paysage social. Le consentement permet de distinguer le sexe consenti du sexe non consenti. Beaucoup de rapports sexuels ne rentrent pas dans l’une de ces deux cases, mais ont trait aux dynamiques de pouvoir, au fait que des femmes consentent à certains rapports et le vivent très mal, au fait que des femmes sont maltraitées par leurs partenaires, souffrent physiquement ou ne ressentent rien, ne connaissent pas leur corps, ne veulent pas offenser les hommes…
Nous avons tous collectivement décidé que la loi, le concept légal, pouvait rendre justice à tous ces problèmes complexes. Il y a des relations sexuelles consenties qui s’avèrent humiliantes, douloureuses… Certaines femmes choisissent de tailler une pipe à leur patron si c’est le seul choix face à la perte de leur boulot. Légalement, c’est consenti. Mais c’est très malsain puisque cela prospère sur des rapports de pouvoirs disproportionnés et donc des inégalités. Le consentement ne comprend pas ce type de situation. Le problème étant que l’on pense qu’il doive les comprendre. Cela nous amène à accuser certaines femmes d’utiliser le langage du consentement afin de parler d’anciennes mauvaises relations sexuelles et à les présenter comme des viols. Nous devons parler du mauvais sexe afin de comprendre ce qui a conduit à ce type de situation, mais sans l’envisager forcément sous un prisme judiciaire.
Ces questions sont toujours soulevées, débattues par les femmes féministes. Très peu d’hommes cis hétéros s’en emparent…
Certaines conversations d’aujourd’hui n’auraient pu avoir lieu il y a dix ans. De plus en plus de gens s’intéressent à ces questions. Je me sens moins seule que lorsque j’ai commencé, dans les années 1990. Mais oui, cela reste la charge mentale des femmes. Même si j’ai de plus en plus de discussions avec des hommes car c’est désormais partout, même dans les médias mainstream. J’ai lu un article hier sur Buzzfeed concernant le procureur de l’État de New York qui a été accusé de violences sexuelles par plusieurs femmes. L’article pose la question de ces hommes tombés de leur piédestal avec Me Too. Y a-t-il un moyen de les réhabiliter ? Que se passe-t-il lorsque la norme change ? Sont-ils capables de remettre en question leurs propres pratiques ? Ce sont des questions encore non résolues mais il y a davantage de place désormais pour les poser. On ne peut plus les ignorer.
Depuis Me Too, on parle également de plus en plus du corps féminin, de la façon de le faire jouir. Ce qui est nécessaire mais me paraît, paradoxalement, un peu réifiant. J’ai parfois l’impression d’être un robot avec des boutons à tourner… Cela met, aussi, toutes les femmes dans le même sac, comme si nous n’avions pas de personnalité sexuelle propre.
Il est effectivement primordial de savoir, par exemple, que la plupart des femmes n’atteignent pas l’orgasme par la pénétration. Ces informations peuvent aider mais peuvent aussi poser problème s’il s’agit d’une série de techniques… Cela sépare notre corps de notre personne. Et puis, on peut être excitées par des choses qui n’ont aucun sens. Les désirs sexuels sont idiosyncratiques. Le sexe ne se résume pas à une série d’étapes à valider afin d’atteindre l’orgasme. Cela devient une pression pour atteindre l’orgasme, comme s’il s’agissait d’un travail à accomplir. Par conséquent, lorsque les gens échouent à l’atteindre, iels se sentent souvent humilié·es. Or l’humiliation est une source de violence, et de colère.
Donc cette société qui dit aux hommes de conquérir les femmes et de les faire jouir se révèle catastrophique. Personne n’est plus connecté à son corps, encore moins à celui de l’autre, et l’absence de plaisir sera vécu comme un échec, voire une humiliation. Nous passons aussi à côté de quelque chose de fondamental : le sexe n’est pas qu’une question de corps. Le sexe ce sont des fantasmes, des projections, une rencontre entre des êtres. Moins l’on mettra de pression sur le sexe, mieux il se portera. Le sexe est une exploration. Ce n’est pas une histoire de gagner ou de perdre. Il faut désapprendre aux hommes hétéros comment faire l’amour…
Que fait-on de ses fantasmes problématiques ?
C’est important de prendre le fantasme comme un fait et non comme une honte. C’est souvent utilisé pour jeter la honte sur les femmes. Comme je le raconte dans mon livre, certains fantasmes racontés par une femme à un homme sur une application de rencontres pourraient être utilisés dans le cadre d’un procès pour viol par exemple, afin de discréditer la victime. De même pour la pornographie. Nous partons du principe que les fantasmes masculins sont tarés, et sommes choqué·es par ceux des femmes. Mais il me paraît évident que le monde hyper étrange dans lequel nous vivons a aussi un impact sur les fantasmes des femmes. Ça peut être très douloureux pour certaines personnes. C’est très “désempouvoirant” de se rendre compte que l’on ne peut pas totalement contrôler ses fantasmes, surtout pour les femmes qui souhaitent combattre le sexisme et éradiquer la violence sexuelle. C’est important de rappeler que ce n’est pas parce que la violence se trouve dans un de vos fantasmes que vous avez échoué, comme de rappeler que la sexualité s’inspire de tout votre environnement, depuis l’enfance.
Certaines femmes hétéros choisissent de devenir lesbiennes par militantisme. Qu’en pensez-vous ?
Il y a une longue tradition de femmes embrassant le lesbianisme pour des raisons politiques. Rappelons qu’une femme dans une relation lesbienne a plus d’orgasmes qu’une femme dans une relation hétérosexuelle. L’orgasme n’est pas la seule mesure effectivement… mais c’est une mesure. Cela fait sens que pour certaines la désillusion de l’hétérosexualité soit trop grande… Il ne s’agit peut-être pas d’un désir érotique premier mais d’une envie de considérer les femmes comme plus intéressantes psychologiquement et socialement.
Le livre de Jane Ward, La Tragédie de l’hétérosexualité, parle de ça, de ce mépris qui existe entre hommes et femmes. Les hommes ont vraiment envie de coucher avec des femmes alors qu’ils ne semblent pas tellement les aimer. Il y a ce mépris entre deux partenaires dans certains couples hétérosexuels qui repose sur le fait que la société nous a appris à nous comporter selon notre genre.
Vous écrivez : “Nous devons être vulnérables, afin de prendre des risques, d’être ouvert·es à l’inconnu, si nous voulons expérimenter la transformation et la joie. C’est le nœud : le plaisir implique un risque, ce qui ne peut jamais être exclu ou évité.” Il faudrait donc accepter de prendre des risques ?
Les femmes sont sujettes aux violences. Nous vivons même à un niveau de risque difficile à gérer. Je ne dirai jamais à une femme de prendre un risque. Mais l’ouverture à l’autre suppose une relation de confiance. Et ce que nous mettons actuellement en place pour assurer notre sécurité ne nous aide pas forcément à trouver comment avoir conscience des risques encourus sans avoir l’impression que l’on s’apprête à courir un grave danger. La rencontre de l’autre implique de prendre un risque émotionnel ou sexuel. C’est la même chose pour les hommes, qui risquent l’humiliation s’ils ne performent pas. On peut sortir d’une relation sexuelle confus·e et “désempouvoiré·e”. Mais plus on le reconnaîtra, plus on pourra tolérer les revers. C’est important de prendre en compte le fait que la rencontre humaine implique des risques, tout en continuant à protéger les gens de la violence masculine. C’est un équilibre à trouver.
Que faudrait-il changer en priorité selon vous pour améliorer la relation hétérosexuelle ?
Notre idée de la masculinité. Cette idée qu’ont les hommes de devoir contrôler et maîtriser les femmes, qui les conduit souvent à les forcer. C’est souvent les femmes qui s’emparent de ces questions dans des articles, des livres, sur Instagram. Que se passerait-il si un homme hétéro questionnait l’hétérosexualité avec sincérité ? Je suppose qu’il se ferait attaquer et c’est dommage. Nous devons aborder les choses de façon critique mais aussi compatissante parfois. La culture féministe nous permet de partager nos récits de violences sexuelles. Je ne crois pas qu’une telle place existe pour les hommes, ou cela tombe bien vite dans la culture incel. Ils auraient besoin d’un espace où on les écoute. Bien sûr que nous sommes en colère contre les hommes, mais est-ce que ça ne rend pas leur travail d’exploration plus difficile s’ils sentent que nous n’avons pas du tout d’oreille réceptive ?
Propos recueillis par Carole Boinet.
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