Une très belle maison en briques brunes typique des quartiers résidentiels de Brooklyn, avec un vaste salon en bois blond, plein de livres et d’objets hétéroclites ; au fond, une haute baie vitrée donne sur les arbres ensoleillés du jardin. C’est là que Jonathan Safran Foer vit depuis sa séparation d’avec la romancière Nicole Krauss en 2013, et c’est là qu’il prend place à […]
Huit ans après son enquête choc sur le traitement des animaux dans les abattoirs, Faut-il manger les animaux ?, Jonathan Safran Foer revient au roman avec le formidable Me voici. Rencontre autour de l’écriture, de la judéité et de l’identité avec l’ancien enfant prodige des lettres américaines, chez lui, à Brooklyn.
Une très belle maison en briques brunes typique des quartiers résidentiels de Brooklyn, avec un vaste salon en bois blond, plein de livres et d’objets hétéroclites ; au fond, une haute baie vitrée donne sur les arbres ensoleillés du jardin. C’est là que Jonathan Safran Foer vit depuis sa séparation d’avec la romancière Nicole Krauss en 2013, et c’est là qu’il prend place à nos côtés, cool, simple.
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Déclaré prodige de la littérature américaine dès l’âge de 25 ans avec son premier roman, Tout est illuminé (2002), Foer a vieilli, gagné en expérience, en “vie”, tout simplement. A 40 ans, il signe le livre de la maturité autour d’un couple, Julia et Jacob Bloch, qui se désagrège lentement jusqu’à la séparation.
Un texte ambitieux fait de dialogues hilarants, d’un sens de l’empathie profondément humain mais aussi à la construction d’une sophistication virtuose, qui passe sans cesse du plus petit (les détails du quotidien, les gestes de l’intimité) au plus grand (la politique, voire la géopolitique), du trivial au philosophique – ainsi, pendant que le couple Bloch se fracture, Foer imagine qu’Israël est attaqué par nombre de pays.
Qu’est-ce qu’être présent aux autres, ceux qu’on aime ou ceux qu’on considère comme ses semblables ? Peut-on leur répondre “Me voici” tout en restant entièrement soi-même ? Comment unifier nos multiples personnalités tout en restant vrais avec les autres ? Ce sont les questionnements d’un roman qui s’impose comme le meilleur de l’auteur.
Comment avez-vous commencé à écrire Me voici ?
Jonathan Safran Foer – Il y a des écrivains qui commencent un livre sur une grande idée, genre qui se disent que ce serait super d’écrire sur la Première Guerre mondiale, mais je ne suis pas comme ça. Quant aux désirs ou impulsions qui me poussent à écrire un livre, je n’en suis conscient qu’après. En Amérique, un auteur doit d’abord écrire un synopsis de son livre pour le vendre à son éditeur. J’en ai ainsi vendu quatre, sans qu’ils deviennent des livres, car leurs idées de base ne m’excitaient pas au final. Les seules idées excitantes, ce sont celles que je ne contrôle pas. Au début, je ne savais pas que j’écrivais Me voici, tout ce que je faisais c’était juste écrire, sans savoir où ça allait. Ce n’est que quand je suis avancé plus profondément dans un texte que je comprends que c’est un livre.
A partir de là, comment travaillez-vous ?
J’écris assis là-bas (il nous montre d’un geste la grande table à manger face à la baie vitrée donnant sur le jardin), et tous les jours j’écris de la même façon. Pendant deux heures, je travaille sur un truc qui n’a pas de but, comme si ça n’était pas pour le livre. Je me demande juste “qu’est-ce que j’ai en tête ?”, mais sans l’interroger. ça peut être une chose que j’ai entendue à la radio, ou dans la rue, ou qui tombe sous mon radar ce jour-là. Et je vais juste me mettre à écrire là-dessus parce que ça m’intéresse, même si je ne sais pas pourquoi.
Et si rien ne m’intéresse, alors je vais regarder autour de moi dans mon salon et me dire : tiens, si j’écrivais sur l’horloge de mon grand-père ? Ou sur ces rideaux faits de ce tissu qui ne brûle pas en cas d’incendie mais qui donne le cancer. Puis je retourne à ce que j’ai fait la veille, et j’essaie de l’améliorer. Puis il est 16 heures et je vais chercher mes enfants à l’école. C’est quand mon subconscient comprend dans quelle direction le livre s’oriente que je comprends comment vont s’associer tous ces textes épars.
Vous devez d’abord faire confiance à votre instinct ?
Oui, c’est juste une question d’expérience. J’ai compris que ça marchait comme ça pour moi. J’ai aussi compris mes propres limites : je n’ai pas de grandes idées avant d’écrire, c’est le processus d’écrire qui me mène quelque part. Le poète russe Brodsky dit que les rimes sont plus intelligentes que le poète. Et c’est vrai.
Quel genre de livres voulez-vous écrire ?
Des livres qui remplissent nos cœurs, des livres pleins qui nous donnent la sensation d’être pleins en retour. Sinon, pourquoi devenir écrivain ? Il y a tellement de problèmes plus importants dans le monde, comment justifier qu’on dédie sa vie à écrire, seul chez soi, plutôt que d’aller aider les autres, ceux qui souffrent en Syrie ou les très pauvres ici, à Brooklyn.
J’ai failli devenir obstétricien, et si je l’avais été je ne me serais pas vu dire en rentrant chez moi, le soir : “Cette semaine, j’ai mis dix bébés au monde, mais pour quoi faire ?” Alors qu’aujourd’hui, je peux facilement me dire : “Cette semaine, j’ai écrit dix pages qui ne sont même pas drôles, et pour quoi ?” Pour moi, juste raconter une bonne histoire n’est pas suffisant. J’ai besoin d’exprimer une plénitude, une totalité de l’expérience humaine. Sinon ça n’en vaut pas la peine.
Vous vous souvenez du moment où vous avez choisi de consacrer votre vie à écrire ?
Je ne l’ai jamais décidé ! A vrai dire, je ne ressens pas une grande compulsion à écrire. Certains écrivains disent qu’ils mourraient s’ils n’écrivaient pas. Pas moi. Je dois faire des efforts inouïs pour m’y mettre.
Joyce Carol Oates, dont vous avez suivi les cours de creative writing, a dit que vous aviez cette qualité essentielle pour devenir écrivain : l’énergie…
L’énergie est très importante pour écrire, c’est vrai. Joyce est la première personne à m’avoir dit que je devais écrire. Il y a seulement six personnes qui me l’ont dit – les cinq autres étaient des lecteurs, rencontrés durant des signatures. Que des lecteurs viennent me dire que je dois continuer à écrire parce que mes livres ont été importants pour eux, c’est ce que je trouve le plus émouvant ; j’ai écrit certains de mes livres pour eux. Mes livres sont à l’opposé de ce que Joyce pensait que je devrais écrire – des trucs très gothiques. Je ne connais personne d’autre qui ait “produit” autant d’écrivains qu’elle. Elle est aussi celle qui m’a le plus critiqué, mais son honnêteté a une valeur inestimable.
Me voici explore les tensions intérieures qu’on éprouve à vivre en famille ou en société : les antagonismes vérité/mensonge, présence/absence, fidélité à ceux qu’on aime contre fidélité à soi-même…
Une des choses que Jacob (le héros du livre – ndlr) répète souvent, c’est ce que son psy lui a dit à un moment : “Pourquoi être si binaire ?” Son fils se réfère aussi à Shakespeare, “être ou ne pas être”, en disant qu’on peut être un peu et presque ne pas être en même temps. Dans nos vies, ces questions se posent toujours. Est-on américain ou juif ? Parent ou individu ? Mari fidèle ou infidèle ? Intime ou globalisé ? Dans la Bible, Abraham répond “Me voici” à Dieu et à son fils, ce qui est un paradoxe : il ne peut pas être présent à Dieu et à son fils en même temps, alors qu’il s’apprête à tuer son propre fils quand Dieu le lui demande. Le livre porte sur ces paradoxes qu’on porte en soi pour vivre avec les autres.
L’autre sujet de Me voici, c’est la judéité. Jacob est plein de contradictions vis-à-vis du judaïsme. Comment le judaïsme a-t-il influencé votre écriture ?
Ça a dû jouer un rôle énorme mais je ne sais pas comment. Je ne me sens pas spécialement juif : je ne pratique pas, je ne crois pas, et pourtant j’écris des livres très juifs. Vous n’allez pas me croire mais quand j’ai fini ce livre, je me suis dit que j’avais enfin écrit un livre qui n’était pas juif mais américain – un livre sur l’identité, sur le fait d’avoir une identité fragmentée, sur la quête d’un chez-soi où l’on se sentirait unifié. Pourtant, tous mes amis m’ont dit que j’avais écrit un livre très juif. Mais ça veut dire quoi être juif quand on est né et qu’on vit aux Etats-Unis, et pas en Israël ?
Ça veut dire être le descendant de survivants de l’Holocauste. Votre grand-père était un survivant, comme Izaac, le grand-père de Jacob dans Me voici. Vous sentez-vous une obligation à faire devoir de mémoire ?
Non, pas consciemment en tout cas. Je ne veux pas écrire sous le joug de la responsabilité. Je vis déjà tout le reste ainsi, alors je veux que l’écriture reste le seul espace de liberté que j’aie dans mon existence. Et autant j’aime qu’un lecteur me dise que ce que j’écris compte pour lui, autant je me fiche de ce que les gens pensent de mes livres en général.
Les dialogues sont hilarants. On pense immédiatement que c’est de l’humour juif. Mais n’est-ce pas un cliché injuste ? Peut-être est-ce juste votre sens de l’humour perso…
Comment séparer les deux ? Je suis juif, après tout. Je crois que mon humour est le mien, même s’il y a des explications pour savoir d’où il vient. J’ai adoré écrire ces dialogues, alors qu’il n’y en a presque pas dans mes précédents livres. Je suis en train d’écrire quelque chose qui serait entièrement un dialogue entre deux personnes ; le dialogue, c’est la seule partie d’un texte qui n’est pas fausse, même si c’est écrit par un écrivain, c’est direct, alors que les parties “narrées”, aujourd’hui, ça me semble plus faux, car elles sont toujours narrées par quelqu’un, il y a toujours une médiation.
Votre structure est très sophistiquée. Comment avez-vous procédé ?
Par un immense travail de rewriting. Comme l’assemblage de différentes pièces d’un puzzle, en réinjectant dans telle ou telle partie un sujet évoqué au début, et ainsi de suite.
Le dernier chapitre s’intitule “Chez soi”. Et vous, Jonathan, où vous sentez-vous chez vous ?
Je me suis senti chez moi dans le processus d’écriture de ce livre car c’est la première fois de toute ma vie où je me suis senti autant moi-même. C’est vrai aussi quand je suis avec mes enfants. Bref, je me sens chez moi dans des activités qui se placent en dehors de tout jugement. Se sentir chez soi, c’est le sentiment d’être entier et non fragmenté. Car comme tout le monde, je dois tolérer ces moments où je ne suis qu’une version de moi-même – par exemple en ce moment, en faisant cette interview. Ce n’est pas douloureux tant qu’on a un endroit où l’on sait que l’on peut être pleinement soi-même.
Pourquoi avez-vous imaginé la destruction d’Israël ?
Je voulais challenger Jacob. Il a trouvé les moyens d’être ici et ailleurs, d’être marié tout en envoyant des textos érotiques à une autre femme. Julia (sa femme – ndlr) lui dit : tu dois choisir, être ici ou là-bas, mais tu ne peux pas être dans les deux espaces. Avec la guerre contre Israël, soit il va se battre et il admet que ce pays compte pour lui, au lieu de se contenter de le défendre auprès des goys dans une cocktail party, soit il reste chez lui et assume qu’Israël ne lui importe pas tant que ça.
Et vous, que pensez-vous d’Israël ?
Comme idéal, Israël est une idée absolument belle, celle d’un homeland pour les Juifs, fondé sur des valeurs socialistes, basé sur le sens de la justice. Un lieu qui devrait être une démocratie où Juifs et Palestiniens pourraient vivre ensemble. Hélas, ce n’est pas le cas, et la distance entre son idéal et le résultat est très triste. Netanyahou est un individu mauvais dans une mauvaise histoire.
Si aujourd’hui Israël était attaqué, pensez-vous que Trump le protégerait ?
Je pense qu’il serait l’un des premiers à défendre Israël. Mais est-ce que cela serait bon pour Israël ? Qu’est-ce qui est le mieux ? Une Amérique qui fait tout ce qu’Israël veut, ou une Amérique, comme allait le faire Obama, qui dise non à Israël tant qu’il ne se comporte pas mieux vis-à-vis des Palestiniens ?
Israël possède la puissance nucléaire. N’est-ce pas ce qui protège les juifs du monde entier d’un retour de l’antisémitisme, voire d’un autre Holocauste ?
Je ne crois pas que l’antisémitisme ait disparu, surtout en Europe – en France, en Allemagne, etc.
En France, l’extrême droite semble s’en prendre plutôt aux musulmans…
Quand un pays s’en prend aux musulmans, il s’en prendra bientôt aux Juifs. Les Juifs et les musulmans viennent des mêmes terres, ils devraient être frères. L’Europe n’a d’affection ni pour les uns, ni pour les autres, et les Américains non plus.
Un mot sur Donald Trump ?
La bonne chose, c’est qu’il parle beaucoup mais agit peu. Son plus grand acte a été de sortir les Etats-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. A part ça, il n’arrive pas à déporter ou bannir les musulmans, à construire le mur avec le Mexique, etc.
Me voici semble puiser dans votre propre vie, notamment votre séparation avec Nicole Krauss. Pourquoi ne pas écrire directement sur vous ?
Parce que j’aime imaginer. Je n’ai jamais écrit au sujet de quelqu’un qui aurait pu se reconnaître dans un livre. Et puis, j’ai détesté faire de la narrative non fiction, même si je suis fier, après coup, d’avoir écrit Faut-il manger les animaux ? Parce que quand on raconte une histoire vraie, avec des faits réels, on n’a pas de liberté. Ce que j’aime, c’est me consacrer à quelque chose qui n’existe peut-être pas, qui peut être faux, tout en y croyant – c’est ce qui est très beau.
Faut-il manger les animaux ? a changé les mentalités ?
Il me semble que oui. Beaucoup de gens viennent me voir pour me dire que ça a modifié leur perception des choses. Toute personne saine dans le monde dirait qu’elle ne veut pas de torture inutile sur les animaux. Or la société fait le contraire. Si les gens essayaient de manger aussi peu de viande que possible, ça changerait beaucoup de choses.
Vous êtes une personne qui protège beaucoup sa vie privée et, pourtant, en 2016 vous avez accepté de publier un extrait de votre correspondance par e-mail avec Natalie Portman dans le New York Times. Pourquoi ?
Ce n’était pas nos vrais e-mails. Ils étaient faits pour le Times. Natalie m’avait demandé d’écrire son portrait pour le Times, mais je trouvais ça bizarre car nous sommes amis depuis vingt ans. Elle avait participé à une lecture à la sortie de Me voici aux Etats-Unis, elle sortait son film, et elle fait la narration du documentaire Eating Animals qui sort ces jours-ci, alors j’ai accepté cet échange de mails pour le NYT.
Qu’avez-vous appris en quinze ans d’écriture ?
Que c’est un merveilleux soulagement d’admettre que je ne suis pas si intelligent, ou talentueux. Parce que l’essentiel, c’est d’avoir la foi.
Me voici (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques, 742 pages, 24, 50 €. En librairie le 28 septembre
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