Pour la première édition de leurs prix littéraires, Les Inrockuptibles ont attribué le prix du roman ou récit littéraire français ex aequo à Constance Debré et Eric Reinhardt. Les deux auteur·trices se rencontrent pour la première fois dans un Paris confiné pour parler de leur travail et du pouvoir des mots, en littérature comme sur les réseaux sociaux.
Et si, pour la première édition de notre prix littéraire, nous décernions le prix du roman français à non pas un·e, mais deux écrivain·es ? Les prochaines années, nous ferons notre possible pour nous tenir à la règle du·de la seul·e primé·e, mais, cette année – particulière, angoissante, catastrophique pour la librairie et l’édition (entre autres !) –, pas question de mégoter, de ne pas être généreux·euse.
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D’autant que ce fut déjà un crève-cœur de renoncer à Laurent Mauvignier et à son puissant Histoires de la nuit (Editions de Minuit, lire notre critique), qui méritait vraiment un prix littéraire cette année, ou encore à l’exigeante Rebecca Lighieri pour Il est des hommes qui se perdront toujours (P.O.L, lire notre critique). Constance Debré et Eric Reinhardt, donc, et pas question de choisir.
L’une est entrée en littérature en 2018 avec le remarqué Play Boy, et son deuxième roman, Love Me Tender, nous a ébloui·es en janvier ; l’autre a déjà décroché la couve des Inrocks deux fois – avec Cendrillon en 2007 et L’Amour et les Forêts en 2014 – et n’a jamais, étrangement, injustement, reçu de prix. Deux gestes littéraires très contemporains, très singuliers qui, s’ils semblent s’opposer – l’une pratique l’écriture autobiographique ; l’autre, les constructions romanesques avec personnages –, se rejoignent par leur époustouflante liberté. De ton, d’écriture, de structure et de propos.
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Love Me Tender avance par fragments et phrases courtes qui claquent, exhibe une violence inouïe (comment elle va se retrouver privée de son fils après son divorce et être devenue lesbienne), montre le bonheur qu’il y a à s’extraire d’une place sociale, familiale pour se réinventer, et le prix à payer, alors que Comédies françaises ressemble à un collage de plusieurs romans qui, noués ensemble, font sens : opposer le rêve, le merveilleux, les rencontres et l’amour à une société gangrenée par le lobbying, une droite ultra-libérale, la perte de rayonnement de la France (l’invention du datagramme abandonnée au profit du Minitel (!) et, surtout, d’un homme d’affaires, etc.).
Constance Debré et Eric Reinhardt ou deux façons de bousculer les conventions, de refuser les académismes, de démolir les faux-semblants et les mensonges qu’on se fait ou qu’on nous fait.
Comment vivez-vous, en tant que personne et en tant qu’écrivain·e, la période de crise sanitaire dans laquelle nous sommes encore plongé·es ?
Constance Debré — Pour beaucoup d’écrivains je pense, en tout cas pour moi, le confinement n’a pas complètement désorganisé les activités quotidiennes. Je vis déjà assez solitaire et dans mon monde. Et, par ailleurs, peut-être que c’est contradictoire, j’aime les événements. J’aime ce qui se passe. Et là, il se passait vraiment quelque chose. Quelque chose qu’on ne comprenait pas très bien. C’est peut-être la définition même de l’événement : on ne sait pas très bien ce qui se passe. Mais c’est partagé par tout le monde et ça, c’est vraiment intéressant.
Eric Reinhardt — En effet, il est assez rare qu’il se produise des choses d’envergure qui concernent absolument tout le monde. J’étais partagé par des sentiments contradictoires. J’ai eu le sentiment de voir la planète frappée par un sortilège assez funeste qui mettait tout à l’arrêt. Il nous est tombé sur la gueule un truc dont on se pensait à l’abri à jamais. On croyait que les progrès de la science nous protégeaient de ce type d’épidémies comme ceux de la diplomatie pouvaient nous protéger d’une nouvelle guerre.
“On a tous changé de vie pendant deux mois, c’est rare de pouvoir changer de vie” Eric Reinhardt
Tout à coup l’économie est à l’arrêt, et ça provoque une angoisse forte. Le monde du théâtre et celui du cinéma voient leurs premières ou leurs tournages annulés. Et on entend la peur des petits commerçants, des cafetiers, des restaurateurs de disparaître à jamais. Mais en même temps j’ai ressenti une forme d’émerveillement à vivre un truc à ce point inédit. Un total dépaysement.
On a tous changé de vie pendant deux mois, c’est rare de pouvoir changer de vie. Je me demande si j’aurais été capable d’écrire durant cette période. C’était quand même très déconcentrant. J’avais terminé mon livre et en corrigeais les épreuves. Toi, tu as écrit pendant le confinement ?
Constance Debré — Oui, j’ai continué. Ça n’a pas tellement modifié ma routine quotidienne…
As-tu écrit sur le confinement, sur la situation sanitaire ?
Constance Debré — Non, parce que je ne sais pas bien ce qui se passe. On essaie toujours d’examiner ce qu’on est, ce qu’on vit, mais aussi à quoi ressemble le monde. Mais là, tout à coup, on était dans Le Décaméron. D’ailleurs, dès le début du confinement, j’ai relu Boccace. Et puis aussi une ambiance un peu Blade Runner, un côté Philip K. Dick. Il y a dans tout ça quelque chose de difficile à attraper mais qui dessine quelque chose de passionnant à penser.
Pensez-vous, l’une et l’autre, que cette expérience collective va traverser une de vos prochaines œuvres ?
Eric Reinhardt — Ce sont des choses qui ne se préméditent pas. Ou alors c’est fabriqué. Si on était truqueurs, on pourrait sortir maintenant un roman, le roman du confinement. Je n’ai jamais travaillé comme ça. Je ne pars jamais de sujets quand j’écris des romans. Il s’agit toujours d’agglomérations d’éléments qui se combinent. Peut-être que les grands motifs du confinement surgiront dans un de mes prochains livres, mais je ne peux pas le calculer.
Constance Debré — On ne sait jamais comment le réel entre en soi et ressort dans un livre…
Eric Reinhardt — Et pour que ce soit intéressant, il faut que ça se passe comme ça. C’est-à-dire pour que ça nous apprenne quelque chose. Quand un écrivain fait apparaître un fait de société dans un roman, il faut que ce soit pour le décaler par rapport à ce qu’on en connaît par le journalisme. Ça doit être le motif dans la trame.
Constance Debré — Oui, ça va entrer tout seul. Tout à coup, on parlera de gel dans une phrase.
Eric Reinhardt — Mais pour revenir à la première question, j’ai quand même été angoissé que mon livre sorte et qu’il y ait une nouvelle fermeture des librairies dès le début du mois de septembre. Un livre, c’est unique. Ce n’est pas reproductible. En cela, ce n’est pas de la marchandise, comme du matériel hifi ou des jouets. Ça devrait être considéré comme un bien essentiel. J’ai travaillé cinq ans sur Comédies françaises, et imaginer que sa sortie passe à la trappe aurait vraiment été une tragédie personnelle.
Avez-vous l’impression que vous avez commencé à écrire parce que vous aviez une perception des choses particulière que vous aviez envie de transmettre ? Ecrit-on parce qu’on a l’impression d’avoir vu quelque chose que d’autres n’ont peut-être pas vu et qu’on voudrait leur montrer ?
Eric Reinhardt — Pour moi, c’est exactement ça. Le désir d’écrire est apparu à l’adolescence pour essayer de mettre au jour et exprimer par des mots, des phrases, éventuellement des situations romanesques, des sensations très particulières que j’éprouvais et dont je me demandais si elles étaient partagées. Ces sensations sont en nombre assez limité, mais elles sont très fortes. J’y suis très attaché, parce qu’elles me constituent. Et je me suis dit, à l’adolescence, qu’il n’y aurait rien de plus passionnant dans la vie que d’essayer de les mettre en forme.
“Peut-être que j’écris pour dire qu’on n’est pas fou à se sentir fou” Constance Debré
Constance Debré — Oui… Peut-être la même chose différemment… Peut-être que j’écris pour dire qu’on n’est pas fou à se sentir fou, puisqu’on est plusieurs à l’éprouver. L’écriture vérifie quelque chose. Dans le sentiment de la réalité, on a l’impression que tout est faux, que les gens parlent faussement de la vie, que soi-même, quand on essaie d’en parler, on rate tout le temps. En écrivant tout l’écart de cette perception, avec la violence que ça provoque, alors il se passe quelque chose. Parce que d’autres vont se dire : “Ah oui c’est vrai ! C’est un peu ce que j’éprouve ! Ah, on est tous seuls donc on est tous ensemble.”
Eric Reinhardt — J’aime beaucoup ce que tu viens de dire et je suis tout à fait d’accord. Mes livres sont comme des cris de ralliement. Dans le fond, si j’écris, c’est pour constituer une communauté autour de moi, mais dont je ne suis pas le centre. Car dès lors que des gens aiment mon livre et pensent comme moi, ce n’est plus mon livre et je suis au même titre qu’eux englobé dans cette communauté. Je l’ai éprouvé avec deux de mes livres, Cendrillon et L’Amour et les Forêts. C’est une expérience humaine incroyable d’avoir l’écho de gens qui vous disent que vous avez mis des mots sur des choses qu’ils éprouvent et qu’ils n’avaient jamais nommées. Parfois, des gens peuvent te dire que, d’une certaine façon, ils ont été sauvés par le livre que tu as écrit…
Constance Debré — Pas mal ! (elle sourit)
Eric Reinhardt — On se dit qu’il ne peut rien arriver de plus beau à un écrivain qu’une œuvre puisse avoir une incidence réelle sur la vie de ses lecteurs. Souvent, on attaque le roman en disant que c’est devenu une forme désuète. On entend des gens dire : “Je ne lis plus de romans mais seulement des sciences humaines.” Et ils assouvissent leur besoin de fiction par les séries. Moi, je pense que le roman est toujours aussi vivace…
Pensez-vous qu’il y ait aujourd’hui un partage entre deux pratiques qui pourraient paraître opposées : d’un côté, la construction romanesque, l’invention fictionnelle et, de l’autre, le récit de soi, l’écriture autobiographique ?
Constance Debré — Cette distinction formelle me paraît relever de la surface des choses. Ça n’a absolument aucune importance qu’on dise “je” ou qu’il y ait des “personnages”. Ce qui compte, c’est qu’on ait envie de s’exprimer avec cette chose immatérielle que constitue l’alphabet et qu’il y ait des gens qui se disent : “Tiens qu’est-ce qu’il a ou qu’est-ce qu’elle a à dire sur ce truc totalement incompréhensible qu’est l’existence. Toi là, comment tu racontes ce truc ?” Ça, il n’y a pas de meilleure forme qu’un livre pour le raconter.
Comment as-tu commencé à écrire Love Me Tender ? Par quoi ?
Constance Debré — Par quoi… (elle hésite) Depuis le livre précédent (Play Boy – ndlr), j’avais découvert un nouvel usage de moi-même. C’est la seule question. Quel usage on fait de soi-même. Ça se pose à chaque journée, à chaque heure. C’est parfois compliqué mais c’est super-excitant. Qu’est-ce que je fais de moi ? Qu’est-ce que je fais de mon corps ? Comment je l’habille ? Qu’est-ce que je raconte ? A cette période, j’avais trouvé une chose passionnante : aller nager tous les jours.
Qu’est-ce qui se passe si je vais nager tous les jours. Je vais ouvrir mon ordi tous les jours et écrire ça : l’usage que je ferais de moi-même avec ça ? Ensuite, j’ai regardé ce que j’avais dans mes poches et, effectivement, j’y ai trouvé des événements. Des événements violents. La question n’était pas de raconter ce qui m’arrivait. Ce n’est jamais ça. On s’en fout. Le lecteur s’en fout. Et moi-même, souvent, je m’en fous. Ce que j’essaie de faire, c’est de poser quelque chose pour qu’il se passe quelque chose chez le lecteur. Toujours ce goût de l’événement.
Est-ce que vous pourriez définir comment vous travaillez une phrase ? Puis une autre ? Comment vous travaillez cette unité d’écriture, la phrase ?
Constance Debré — Je n’en sais rien… Il faut qu’elle soit simple surtout. Il faut échapper au joli. Il ne faut pas qu’elle soit trop voyante. Qu’elle attrape, mais en restant loin. Il ne faut pas trop regarder les mots, il faut plutôt que quelque chose surgisse entre les mots.
Eric Reinhardt — Je passe suffisamment d’heures sur des phrases pour ne pas dire que la phrase est sans importance (rires). La phrase doit être précise, son rythme doit créer un mouvement, elle doit donner à voir et à sentir, de l’intérieur, les situations dans lesquelles se trouvent les personnages. Je cherche l’incarnation.
Mais je dirais que ce qui est le plus important pour moi, c’est la forme, la construction. La forme produit du sens. Je dis souvent que je travaille mes livres comme un plasticien. Je visualise mes livres et je ne peux me mettre au travail que si j’ai trouvé la composition générale. Je suis plutôt comme un architecte. J’ai besoin d’une vision d’ensemble.
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Constance Debré — Je me sens proche de cette idée de l’écrivain-plasticien. Mais dans mon cas, ce que je fais relèverait plutôt de la performance que de l’installation : coller mon corps dans des pages, ou un geste.
Eric Reinhardt — Un jour, je discutais avec Christian de Portzamparc (architecte français – ndlr) et il me parlait d’un projet : il avait utilisé différentes matières pour construire une ambassade sur un petit terrain, des façades de tessitures différentes qui interagissaient entre elles, et ces réactions dilataient l’espace. J’étais en train d’écrire Cendrillon, et j’ai compris qu’on faisait la même chose. Moi, avec mes quatre lignes narratives différentes, qui réagissent les unes avec les autres et créent un espace mental qui se dilate.
Constance Debré — C’est la même chose pour moi, mais dans le sens inverse, le contraire de la dilation et de l’éclatement : j’essaie de concentrer, d’où l’usage du “je”. J’essaie de ramener le monde et cet éclatement de tout à un centre que j’appelle “je”. Et de l’incarner de façon simple, avec des phrases courtes.
Eric Reinhardt — J’aime articuler le “je”, l’individu avec son environnement et un contexte qui peut être extrêmement large, historique ou contemporain ; j’aime travailler ce point où l’intime rencontre le monde du travail ou le déterminisme social. J’essaie de construire des systèmes où l’on parle de l’individu en ce qu’il a de plus singulier, unique. De la même façon que je refuse les sujets, je refuse les archétypes. C’est la grande leçon de Philip Roth qui disait que plus on veut être universel, plus il faut être régional.
Constance Debré — “Je”, c’est la forme la plus intime donc la plus universelle. Je ne crois pas à l’identité. Si j’y croyais, je n’écrirais pas “je”… On est juste un corps qui marche, et on est traversés, le corps et le texte, par des tas de choses. Le reste, ce sont des croyances. On sait que le délire crée la réalité, donc on peut croire ou ne pas croire. C’est peut-être là qu’est le libre arbitre : on peut refuser de croire.
“Moi, je pense qu’on a tous les droits dans un livre” Constance Debré
Dans vos livres respectifs, vous faites apparaître des personnes qui existent dans la vie réelle. Que pensez-vous de la récente intervention médiatique de l’ex-femme d’Emmanuel Carrère, Hélène Devynck, disant qu’elle ne veut plus être “écrite” par son ex-mari, ni que leur fille apparaisse dans ses livres. Y a-t-il une limite à “écrire” l’autre ?
Eric Reinhardt — Il y a quelque chose de très pratique en France, ça s’appelle…
Constance Debré — (sourire) Le droit ?
Eric Reinhardt — Exactement : le droit, la justice. Ce que l’ex-femme d’Emmanuel Carrère fait, c’est une tribune pour le démolir. Ça s’appelle la cancel culture.
Constance Debré — D’autant que le droit français est très protecteur. Trop d’ailleurs… Moi, je pense qu’on a tous les droits dans un livre, c’est comme ça dans la vie, hormis bien sûr la violence physique qui est interdite et sanctionnée, ce dont je me réjouis. Dans la vie, il ne faut pas être hypocrite, on passe notre temps à nous voler, à nous cogner, à nous faire des cicatrices, à se cogner. Et c’est tant mieux, car s’il n’y avait pas cette violence, ni dans la vie ni dans les livres, on s’ennuierait.
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Eric Reinhardt — J’aimerais revenir sur cette mode de la cancel culture, qui vient des Etats-Unis. Elle peut se justifier là-bas où n’existe pas le même arsenal juridique, où le droit protège moins, où la liberté d’expression est si totale qu’elle peut mener à des dérives haineuses, racistes, antisémites, sans que cela soit sanctionné, alors qu’en France le droit protège.
Constance Debré — D’autant qu’il n’y a rien de plus dangereux que la morale. Et on sait aussi que comme la victime est inattaquable, c’est le meilleur endroit d’où exercer la violence. Quand j’ai appris le droit, on nous enseignait que la morale n’a rien à faire avec la justice. Quand j’écris, j’essaie de me censurer le moins possible. Il faut que ça ait un sens littéraire, c’est ce qui est très important. Je ne pense pas qu’un livre puisse avoir un sens littéraire s’il n’y a pas de violence. Si ce n’est pas l’endroit où on peut mettre toute cette violence qu’on reçoit et dont on ne sait que faire, alors ça n’a pas de sens.
Eric Reinhardt — L’écrivain doit savoir prendre des risques, mais je trouve qu’il y a de moins en moins de tolérance. Aujourd’hui, c’est comme si la vie des autres était une propriété privée, un trésor sacré. Alors que le travail d’un écrivain, c’est de s’inspirer de ce qu’il voit et connaît des autres justement. La base du métier d’écrivain, c’est de se nourrir de la vie.
Constance Debré — … et dans la vie on n’est pas toujours gentil ni bon, même à cet endroit où les gens se tiennent très près les uns des autres et essaient de l’être, c’est-à-dire dans l’amour ; on fait toujours l’expérience de se trouver moche, cruel… Alors, si on ne peut pas montrer la cruauté et la méchanceté dans un livre, qu’est-ce qu’on va raconter de la vie ? On n’est pas dans une époque anodine. La liberté se porte toujours mieux en 2020 qu’au Moyen Age, ou en France plutôt que dans d’autres pays, mais beaucoup moins bien qu’il y a quarante ou vingt ans.
Est-ce dû aux réseaux sociaux, qui permettent une surveillance globale des un·es par les autres, la propagation de fausses rumeurs, des mouvements de meute ?
Eric Reinhardt — Evidemment, l’image de l’écrivain un peu voyou et frauduleux, qui joue avec les limites, frôle les interdits, se porte moins facilement qu’avant. Quand j’ai commencé à écrire, j’étais sans scrupule, notamment avec ma famille, je pensais que la fin justifiait les moyens. Aujourd’hui, je me suis assagi, parce que j’ai mûri et que j’aspire à plus de tranquillité (rires), mais aussi parce qu’on peut, via les réseaux sociaux, démolir la réputation d’un artiste en vingt minutes, sur des bases parfois erronées.
Je suis plus prudent. L’opinion publique prend systématiquement la défense du plaignant, de celui qui s’estime lésé ou volé par l’écrivain. Les atteintes à la vie privée et les attaques pour contrefaçon se multiplient, qui sont les deux seuls griefs par lesquels on peut nous attaquer parce qu’on s’est inspirés de la vie d’autrui et qu’on a cité quelques SMS…
Constance Debré — Je n’arrive toujours pas à comprendre cette notion de vie privée. C’est faux : il n’y a pas deux vies, la vie publique et la vie privée, il y a la vie. La vie, déjà, je n’y comprends rien, mais alors la “vie privée”… C’est une fiction qui a été décrétée et on y est tellement habitués qu’on n’y pense pas, mais en fait ça n’a pas de sens. Le deal, c’est d’explorer au maximum notre liberté, sans se laisser trop guider par la morale.
On se guide soi-même dans la vie par une règle morale qu’on se définit, et quand on écrit, c’est pareil. On a quand même conscience, quand on écrit sur des gens réels, du grand pouvoir que l’on a, et de la violence que c’est pour l’autre qui n’a pas forcément le même pouvoir. Et quand on a ce pouvoir, on a une responsabilité. Par exemple : pas de basse vengeance. Pas de règlements de comptes à O.K. Corral.
Et maintenant, qu’allez-vous faire ?
Constance Debré — J’essaie d’écrire un autre livre. J’ai envie de mourir. Et quand on me dit que je disais ça pour le dernier, que je n’ai donc pas à m’inquiéter, ça ne me rassure pas pour autant.
Eric Reinhardt — Je coécris le scénario du premier long métrage du metteur en scène Laurent Bazin et termine l’adaptation pour la scène du livre de Quentin Meillassoux, Le Nombre et la Sirène. Et je soutiens les libraires en allant dédicacer mes livres sur le trottoir devant les vitrines des librairies, à côté des comptoirs click & collect, en signe de solidarité. C’est scandaleux que le gouvernement s’obstine à ne pas considérer le livre comme un bien essentiel, alors même que les Français ne sont jamais autant allés en librairie ni n’ont acheté autant de livres que depuis le déconfinement. C’est un paradoxe qui me laisse songeur.
Love Me Tender de Constance Debré (Flammarion), 192 p., 18 €
Comédies françaises d’Eric Reinhardt (Gallimard), 480 p., 22 €
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