Trois ans après L’Aménagement du territoire, l’écrivain fait du développement urbain le miroir de nos désirs politiques, existentiels, occultes. Un roman impressionnant.
Après la Mayenne dans L’Aménagement du territoire, pourquoi avoir choisi Paris comme objet d’écriture ?
Aurélien Bellanger – J’aime les villes parce qu’elles sont des fonctions dérivées de nos désirs. Ce sont des fabrications humaines mais elles nous échappent, et elles ont presque une dimension religieuse. Le Grand Paris est un objet qui me fascine.
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J’ai grandi dans l’Essonne et je vois de loin le Paris très doré, avec ses vitrines de Noël, etc. J’aime aussi la grande interface qui mène de la banlieue à Paris, avec ses longs tunnels illuminés. Le centre de Paris est comme un décor de théâtre dont tous les câblages seraient cachés, alors qu’en banlieue ils sont visibles : les industries, les autoroutes…
Celui qui se rend à Paris ne peut pas voir d’où vient l’argent qui fait vivre la ville. Car Paris ne vit certainement pas de la vente de sacs à main rue Saint-Honoré. Les industries, donc, sont en banlieue. Le tout est peu traité en tant qu’unité urbaine d’habitation.
Sarkozy est très présent dans votre livre, sous le nom du “Prince”. Est-ce à lui que l’on doit le projet du Grand Paris ?
Je pense que le projet aurait été lancé sans lui. Ça a commencé par une consultation architecturale, il y a eu dix projets, c’est le onzième qui a triomphé : il proposait la création d’un métro express, automatique, qui relierait les départements de la petite couronne (les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, tous trois limitrophes de Paris – ndlr).
Il va être financé en redensifiant le tissu urbain autour des gares, ce qui engendrera plein de spéculation immobilière encadrée et rapportera les 30 milliards nécessaires au projet. Les sorties de Paris sont assez moches en général, et le but est de refabriquer de la ville dans ces zones-là. Aujourd’hui, il y a plus de chantiers en Ile-de-France qu’il n’y en a jamais eu.
Vous écrivez qu’il s’agit de concurrencer Londres, qui est devenu la première capitale européenne.
A Londres, chaque gratte-ciel chasse l’autre, on fait toujours plus moderne. Et ça a attiré les grandes fortunes qui, comme on le sait, génèrent beaucoup d’emplois. Londres est devenu la capitale de la mondialisation, sauf que le Brexit risque d’y mettre un terme. Les libéraux français sentaient que la France était en déclin, en particulier par rapport à l’Angleterre.
A la fermeture de Sangatte, on trouvait humiliant que les migrants ne veuillent pas rester en France mais aller à Londres. La dernière fois que Paris s’est agrandi, c’était en 1860, avec, entre autres, le Petit-Montrouge, Ménilmontant, Montmartre. Le fait symbolique que le bâtiment le plus haut qu’on ait construit soit la tour Eiffel, dit tout. L’air du temps dans les années 2000, c’était que Paris pulse, soit plus intense, qu’on fasse des tours. Mais Paris était aussi devenu réactionnaire en matière d’architecture – voir la polémique autour de la tour Montparnasse, et récemment autour de la Samaritaine.
Bref, Paris est devenu un objet de lutte entre les anciens et les modernes. Et puis la ville a un peu étouffé dans son centre-ville : à cause des problèmes de ségrégation sociale, elle est devenue très blanche. Lors des émeutes de 2005, j’habitais dans le Ve et les gens se disaient “c’est quoi ?”, comme si ça se passait très loin de nous.
Pourquoi avoir choisi un jeune urbaniste comme narrateur ?
Je voulais un héros comme celui d’Au cœur des ténèbres de Conrad, qu’il se retrouve dans une jungle urbaine. J’ai voulu le faire naître dans ce qu’il y a de plus chic, les Hauts-de-Seine, pour le faire aller en territoire hostile, c’est-à-dire le 93, mais fantasmé, parce que le 93 a été le fantasme le plus important de l’histoire de Paris.
Mon narrateur commence comme une sorte de Rastignac, sauf que Rastignac arrive dans son ministère et reste à Paris, alors que le mien va changer. Il réalise qu’il est un banlieusard, un habitant du Grand Paris et, à la fin, il accepte son destin.
D’urbaniste démiurgique, il passe au niveau de petite fourmi qui va réparer la ville humblement. Il n’assume pas son destin de bourgeois. Notre pays est très ancré dans une phase postcoloniale. On a la chance d’habiter une ville-monde, multiculturelle, je voulais aussi raconter un personnage qui vivait cette idée.
D’ailleurs, il se convertit à l’islam. Vous ne craignez pas la comparaison avec Soumission de Michel Houellebecq ?
J’ai eu cette idée avant la sortie de Soumission. Après, je me suis posé la question, mais j’ai décidé de garder sa conversion. Il se demande à la fin s’il n’a pas trahi ses ancêtres. Mais chez lui, c’est une forme de vengeance contre le Prince qui a tellement flirté avec l’islamophobie. Dans le livre, je me demande aussi si le goût dur qu’il a eu pour la politique ne serait pas l’hérésie suprême et, à la fin, je le fais revenir dans la main de Dieu.
C’est pour ça que j’ai maintenu sa conversion : ça radicalise son changement, ça le met du côté des immigrés et ça le fait sortir de cette dialectique très française d’un certain type de modernité, véhiculée par des intellectuels, souvent de bonne foi, qui ont du mal à comprendre comment on peut être musulman. La France s’est déchristianisée paisiblement, et il était acquis que les enfants d’immigrés allaient aussi se désislamiser. Or ça ne s’est pas passé comme ça et là, il y a une énigme.
Ma conviction profonde, c’est que la modernité se constitue contre la religion, mais j’ai essayé de m’interroger. Il y a sept milliards de croyants dans le monde, et si c’était eux qui avaient raison ? Si on regarde une image de la Mecque, c’est assez moderne, une sorte de Las Vegas du Moyen-Orient.
Je ne voulais pas tomber dans le refuge traditionnel incarné aujourd’hui par le vallsisme, une sorte d’incantation républicaine qui frôle la religion, mais une religion qui serait froide. Or, la République, c’est une façon démocratique de négocier les problèmes, pas un dogme froid.
Il y a plus de républicanisme à créer une ligne de transport entre deux cités, ce qui va réduire les conflits et la violence, qu’en interdisant le voile. Je suis un peu lassé de mes compatriotes qui ont fait de l’islam une passion française. C’est disproportionné.
Comment voyez-vous Sarkozy ?
Pour le commentateur politique neutre que je suis parfois, il a été une sorte de bonne nouvelle : un bon acteur, qui aura duré de 2002 à 2008. Je voulais raconter la possibilité d’une fascination pour le personnage, tout en sachant qu’il n’en resterait rien. Ce qui était dur, c’est qu’on a tout dit sur lui.
D’un pur point de vue générationnel, la fin des années 2000 a été un mouroir politique, on en était à se dire que la gauche et la droite c’était pareil. Sarkozy est arrivé à ce moment-là et a bousculé tout ça. Alors, les intellectuels sont de droite, l’économie est de droite, la politique est de droite.
Ça m’intéressait d’interroger ce moment historique assez singulier. La domination idéologique de la gauche dure jusqu’à la parution des Particules élémentaires de Houellebecq ; pour moi, c’est vraiment ce livre qui marque le point de bascule. Après, la droite remporte la bataille idéologique. La droitisation du monde nous plonge dans une situation folle où les modernes, aujourd’hui, ce serait eux.
Il suffit de voir ce qui s’est passé aux Etats-Unis : la campagne de Trump était plus moderne que celle de Clinton. Avant, la droite incarnait le passé, et la gauche le futur, mais on assiste à un basculement : c’est comme si la droite représentait le futur. Sarkozy a fait exister des manières d’être, violentes, en politique, qui n’auraient pas dû exister. C’est tout sauf un pacificateur.
Vous avez inventé votre propre niche littéraire, qui est d’écrire sur l’histoire contemporaine. Pourquoi ?
Un jour, j’étais un peu bourré et j’ai regardé Un jour, un destin spécial Bourvil et ça m’a fasciné, car c’est ce que je fais en littérature. On est à un moment où la littérature est une forme d’écriture historique subjective. Je travaille la mémoire collective.
Il y a des informations dont toutes les personnes ayant traversé la dernière décennie se rappellent, et j’aime les faire correspondre de façon mystérieuse. J’ai une vision sombre de l’univers, je crois qu’il y a une nécessité sourde qui pousse les hommes à s’assembler. J’ai une veine ésotérique, j’aime bien les jeux d’ombre.
Le Grand Paris (Gallimard), 480 pages, 22 €
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