Si le voisin est souvent considéré comme l’ennemi naturel de l’homme, les relations de voisinage restent la condition minimale de la coexistence sociale. Dans son essai, “Du voisinage, réflexions sur la coexistence humaine”, la philosophe Hélène L’Heuillet pose le cadre d’une éthique du voisinage, comme expérience fondatrice de l’altérité.
Comme l’illustra l’inénarrable soap de la fin des années 1980 sur La Cinq dirigée alors par Berlusconi, Voisin Voisine, les relations de voisinage restent souvent bloquées au niveau minimum des relations sociales. On se croise, on se toise, on se tient la porte, on partage son ascenseur, on se dit bonjour, pas trop chaud ?, bonnes vacances ?, on s’évite, on s’épie, on se guette, on s’énerve d’entendre les pas au-dessus de chez soi… : les voisins ne sont jamais de vrais amis avec lesquels les discussions sont chargées d’affects.
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Et pourtant, nous vivons à leurs côtés, auprès d’eux. Ils nous obsèdent à défaut de nous ravir. Un lien puissant nous relie tous à des voisins. Le voisinage est d’abord un lien par le lieu. “Le voisinage constitue notre condition : nous sommes tous aujourd’hui voisins”, observe la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet dans son essai Du voisinage, réflexions sur la coexistence humaine. Un livre dans lequel elle propose de repenser la question du voisinage d’un point de vue éthique.
Réinventer un espace commun
Or, de fait, “les relations de voisinage sont les parents pauvres de la pensée politique et morale”. La pauvreté apparente de leur existence ne pousse pas à s’attarder sur leurs règles. Rien en elles n’excite les philosophes ; juste un sourire ou un soupir. Or, l’enjeu de la réflexion de l’auteur se déploie dans la conviction contraire selon laquelle “le voisinage nous fournit une expérience de l’altérité dans un monde où celle-ci n’est plus reconnue avec évidence”. Le voisin a remplacé le prochain : c’est autour de sa figure et de ce qu’il incarne comme idée que peut se développer une réflexion ample sur les relations humaines et sur la manière de réinventer un espace commun.
Car le voisinage traverse une “crise”, estime Hélène L’Heuillet. “Avoir des voisins est pour la majorité des personnes interrogées un handicap, une gêne, non une chance”, souligne-t-elle. Le voisinage est un “corps-à-corps”. C’est précisément dans cette proximité imposée que les malentendus et les conflits naissent entre les habitants d’un immeuble, d’une ville ou d’un pays dont les frontières et les murs sont censés neutraliser (à moins qu’ils ne les excitent encore plus) les pulsions agressives.
C’est aussi pourquoi la crise du voisinage contemporaine “renouvelle la pensée du cosmopolitisme”, avance la philosophe, consciente que “nous sommes tous devenus interdépendants” et que par là même, “nous ne pouvons plus alléguer l’éloignement pour nous désintéresser d’autrui”. L’architecture du livre, pensée en relation avec la place que chacun occupe dans un lieu, découpe le raisonnement en séquences spatiales : à “ceux d’en face” succèdent “ceux d’en bas” (voisiner avec la pauvreté), à “ceux d’en haut” (les plus détestés, mais aussi les plus imaginaires des voisins), succèdent “ceux d’à côté”.
Pour Hélène L’Heuillet, “une véritable éthique du voisinage repose sur la prise en compte des différences de place”.
“C’est à condition de prendre la mesure de ce que signifie vivre à côté les uns des autres que l’on peut concevoir une éthique du voisinage”.
Un lien distant
Définir une éthique et une politique de la proximité implique surtout de ne pas idéaliser la proximité. Il faut prendre la mesure de sa complexité et de ses contraintes autant qu’imaginer le potentiel de ses ressources. La grande idée du livre se joue dans une conception minimale du voisinage comme condition de sa grandeur : la proximité du voisinage ne doit pas être “entendue comme un lien étroit”. Au contraire, elle est un lien ambitieux, mais un “lien distant”. Car, rappelle l’auteur, “les liens distants sont ceux qui règlent la coexistence”. Si l’existence induit par définition la coexistence, “le voisinage est l’espace sensible de la coexistence”.
La sociabilité du voisinage requiert ainsi “la mise en œuvre d’un principe de réserve par lequel tout à la fois nous connaissons autrui et lui laissons la place vacante à côté de nous”. A l’inverse du face-à-face, qui définit le cadre de la relation amoureuse ou simplement amicale, “la position latérale protège du regard et de l’envahissement de l’espace intime”. Cet écart permet “à la fois d’être ensemble et séparés, en vertu de la tension inhérente à la proximité qui lui fait rejeter mais inclure la distance”.
En bref, la relation de voisinage est un mode de relation qui permet “d’être ensemble en tenant à distance l’agressivité contenue dans les rapports sociaux”. Elle reste la condition d’une interaction, et surtout, “la condition d’une interaction pacifique réside dans la perception de l’autre comme étant à côté de moi”.
Une civilité ordinaire
L’auteur a raison d’affirmer que c’est aussi “dans la proximité du voisinage que s’élabore le social comme articulation de soi et de l’autre”. Penser la relation de voisinage revient ainsi à prendre soin des liens infra-politiques (qui échappent au cadre formel de la démocratie) pour puiser en eux la richesse possible d’un lien, certes minimal, certes distant, mais nécessaire à la construction du lien social : le lien d’une civilité ordinaire.
“Pour qu’un espace commun du politique existe, il faut que quelque chose du lieu d’habitation puisse être partagé”, souligne la philosophe, soucieuse, par son attention portée aux voisins, de défendre une éthique démocratique, indexée à l’entrelacement d’une éthique de la parole et d’une éthique géographique, seules aptes à régler la distance et la proximité entre les hommes.
Voisin, voisine : au cœur de ce duo difficile, ouvert à tous les excès, Hélène L’Heuillet imagine la possibilité d’une entente cordiale dont l’espace reste la condition plutôt que l’obstacle. Une figure de l’humanité consolidée, sinon fraternelle, dans l’articulation de la proximité imposée et de la distance cultivée.
Hélène L’Heuillet, Du voisinage, réflexions sur la coexistence humaine (Albin Michel, 234 p, 23 €)
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