Après sa réhabilitation du travail artisanal, le sociologue américain Richard Sennett s’emploie à promouvoir le principe de “coopération”, une forme de relation sociale dont il trouve un modèle dans son expérience de musicien.
L’isolement des individus pèse lourd dans la balance des paiements névrotiques (dépressions, burn-out…). Les nouvelles formes du capitalisme ont sapé le moral des travailleurs dont l’inquiétude diffuse n’est plus compensée par les liens d’entraide. Le sujet néolibéral performant, en concurrence avec les autres mais aussi avec lui-même, se consume en cherchant à se surpasser. Au point de négliger les autres, par indifférence ou par agressivité.
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Les liens sociaux sont défaits : la somme des parties ne forme même plus un ensemble. C’est à partir de ce constat amer, consigné par les sciences sociales depuis au moins vingt ans et enrichi par la conviction qu’un autre mode d’organisation des relations sociales est possible, que le sociologue américain Richard Sennett, en visite à Paris en janvier, propose dans son essai, Ensemble, pour une éthique de la coopération, de réactiver politiquement le principe de “coopération”, par-delà les formules publicitaires vides (“Ensemble, tout devient possible” était le slogan de Sarkozy durant sa campagne de 2007 !). Comment faire pour devenir l’auteur de sa propre vie, refonder une “société” pour le moins émiettée, ne pas subir les injonctions d’un cadre social qui entrave les libertés créatrices ?
Homo faber
Ces questions, qui animent la réflexion de ce sociologue engagé à gauche depuis trente ans, touchent logiquement au point sensible de l’isolement et de la manière de le briser pour œuvrer à l’élaboration d’un destin commun. Cet “individualisme négatif”, défini en 1995 par Robert Castel dans Les Métamorphoses de la question sociale, reste la marque du monde du travail, que Richard Sennett explore depuis la parution de son livre majeur Le Travail sans qualités (traduit en France en 2000).
L’auteur a décidé de prolonger ce questionnement dans une trilogie, en cours, définie comme une tentative de décrire l’Homo faber, cet individu à la fois rêvé et concret, dont les gestes participent de la fabrication d’un monde, le nôtre. Après le premier volet, Ce que sait la main, éloge du travail manuel, et avant un prochain livre sur la vie urbaine, Ensemble… se penche donc sur cette condition d’une vie commune. La coopération peut améliorer, selon lui, les existences explosées, que plus aucun fil ne relie, sinon la “solidarité”, réponse classique de la gauche depuis le début du XXe siècle aux dérives du capitalisme. Or plus que la solidarité, trop “verticale et autoritaire”, la coopération, nous confie l’auteur, constitue “un atout social particulier dans le travail pratique”, en ce qu’elle “huile la mécanique qui permet de faire les choses”.
“Je sais qu’en français, la coopération se rapproche de la solidarité. Pas pour moi, précise-t-il. La coopération, c’est agir avec quelqu’un qu’on ne connaît pas, avec lequel il y a des dissonances, des frictions, mais avec lequel on peut néanmoins faire des choses ; c’est un moyen d’interaction qui existe en dépit de la solidarité ; c’est multiplier des liens sociaux, plus informels et plus libres. La coopération permet la socialité, la participation.”
Le sociologue affirme avoir mesuré l’impact de la coopération dans sa vie parallèle de violoncelliste, obligé d’écouter les autres instrumentistes pour déployer sa petite musique à lui. “La capacité d’écoute des autres est aussi importante que de savoir s’exprimer clairement”, dans la musique comme dans la vie sociale. L’art musical lui sert ainsi de cadre de référence pour dessiner son modèle analytique, ouvert à de nombreuses digressions, empruntant autant à l’histoire littéraire qu’à celle de la peinture, de la philosophie, de l’anthropologie, de la psychanalyse ou de l’économie, dans une forme de pensée très libre, jamais fermée sur des catégories figées.
Capacité d’écoute
La sociologie de Sennett reste très politique, en ce sens que ses observations à la fois empiriques et théoriques ouvrent des pistes concrètes pour renforcer l’esprit public. La sensibilité aux autres et la capacité d’écoute, souvent perçues comme des qualités réservées aux professions soignantes, forment pour lui des “valeurs” cruciales d’aujourd’hui, au risque de laisser sombrer les individus dans les eaux tristes d’une solitude inconsolable.
“Partager avec d’autres peut compenser ce qui nous manque individuellement”, estime-t-il. “La coopération est naturelle à l’espèce humaine, elle est inscrite dans ses gènes”, rappelle-t-il. Pour autant, elle demande sans cesse à être “développée et approfondie”, d’autant que la bonne écoute et le travail en sympathie forment “un processus épineux, fourmillant de difficultés et d’ambiguïtés”. La gamme de la bonne écoute, la délicatesse de la conduite, l’habileté à trouver des points d’accord et à gérer les désaccords, à éviter la frustration dans une discussion difficile : toutes ces activités de l’attention et de la sensibilité à autrui sont définies comme des “compétences dialogiques”, caractérisées par un esprit d’ouverture, de souplesse relationnelle. “La coopération dialogique est notre but, notre Graal. Elle implique une ouverture qui recourt à l’empathie.”
Dans les entreprises, dans les villes…, les divers types de “désaffiliation” observés attestent de fait le défaut global de coopération. L’enjeu du moment consiste à briser les obstacles qui empêchent la socialité de se déployer dans tous ses effets émancipateurs : le néolibéralisme qui individualise les comportements et développe des ego non coopératifs, mais aussi l’école, de plus en plus formelle et rigide, qui échoue à “nourrir les échanges” pour mesurer seulement “les capacités individuelles”.
Le “guanxi”, un modèle chinois
“Nos dispositifs sociaux de coopération nécessitent une grande réforme”, estime Sennett, qui observe ailleurs des modèles simples et efficaces de coopération. Comme en Chine où, dans les villages en particulier, “les tâches sont partagées, l’aide mutuelle développée”. Ce code de cohésion sociale, informel, baptisé “guanxi”, valorise l’appartenance à un collectif, valide l’idée que chacun dépend d’un autre.
Dans les pays occidentaux, les démarches coopératives restent, elles, assez marginales, même si des échanges de services et de savoirs se développent de plus en plus. En accord avec la fameuse “théorie des capabilités” de l’économiste bengali Amartya Sen, pour qui les capacités des travailleurs sont supérieures à ce que permettent les institutions sociales, Sennett regrette cet écart entre les capacités coopératives des individus et leur concrétion dans nos sociétés.
Entre sa fidélité au vieux courant du pragmatisme anglo-saxon (John Dewey), à l’œuvre de son ex-professeur Hannah Arendt, son attachement à la tradition phénoménologique française, à des auteurs comme Bergson, Merleau-Ponty, Foucault ou aujourd’hui Bruno Latour, Richard Sennett bricole son système de pensée, à la manière d’un Homo faber attentif et concentré sur son geste, voué à transformer et reconstruire un monde à la mesure de ses rêves libérateurs. Se méfiant des utopies trop abstraites, il sait que la coopération s’impose comme une nécessité concrète aux sociétés minées par leur ethos individualiste. “Je suis optimiste, car le système politique étant tellement usé, nous n’avons pas d’autre choix.”
Ensemble, pour une éthique de la coopération (Albin Michel), 384 pages, 24 €
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