Entre angoisse pour l’avenir et désir de réouverture, les libraires aimeraient exercer leur métier comme il·elles l’entendent et en préservant le lien avec les client·es, surtout à un mois de Noël, période déterminante pour leur activité. Parce que le livre n’est pas un produit comme un autre et que la diversité littéraire est menacée.
C’est comme une tentative pour calmer le jeu. Alors que les appels à rouvrir les librairies se multipliaient, le gouvernement annonçait le jeudi 5 novembre prendre en charge les frais d’envoi de livres durant le confinement. Autrement dit : aujourd’hui, il n’est pas plus coûteux de commander un livre sur un site de librairies indépendantes que sur Amazon. La mesure est plutôt bien accueillie, mais ne rassure pas la profession. Pour beaucoup, la question reste : que vont-il·elles devenir ?
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Encourager la modernisation
La mesure gouvernementale permet aux libraires d’être sur un pied d’égalité avec Amazon à un moment où, en France, le seul canal d’approvisionnement en livres est internet. En effet, si la loi de 2014 contraignait les plateformes à faire payer des frais de port, Amazon l’avait contournée en les fixant artificiellement à 1 centime, quand le tarif postal, appliqué aux libraires, est d’environ 5 euros par livre.
Cette revendication autour d’un équilibre des frais d’envoi est ancienne de la part des libraires, mais n’aurait-on pas pu plutôt contraindre Amazon à payer de réels frais de port ? “Manifestement, dans l’urgence, la piste du remboursement des libraires a été retenue, indique Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF). Mais le sujet reste ouvert.”
“Les libraires vont faire beaucoup moins de chiffre d’affaire. L’achat par internet ne permet de couvrir qu’une toute petite partie des charges” Guillaume Husson
En tout cas, les libraires sont nombreux·euses à se réjouir de la mesure. “On a eu un afflux de commandes depuis, explique Anne-Laure Vial à la librairie Ici Grands Boulevards à Paris. Après, il faut que la prestation soit assurée, c’est-à-dire que la poste livre dans les délais.” Et impossible d’imaginer que le dispositif sauve la profession.
“Les libraires vont faire beaucoup moins de chiffre d’affaire, avertit Guillaume Husson. Leurs réserves de trésorerie vont être très limitées. L’achat par internet ne permet de couvrir qu’une toute petite partie des charges.” A Carpentras, à la librairie Gulliver, Céline Alliès, vice-présidente de l’association Libraires du Sud, portail de la librairie indépendante en région PACA, alerte : “Les libraires ici font -53 % de leur chiffre d’affaire habituel.”
Pourtant, la mesure gouvernementale rejoint une tendance générale qui vise à encourager la modernisation des librairies. Dès le mois de juin dernier, dans les aides débloquées à la suite du premier confinement, il était question de subventions spécifiques pour “les investissements de modernisation”, en particulier pour accéder “à une gestion informatique plus performante”. “Ça a fonctionné, note Guillaume Husson. Depuis le déconfinement, 250 librairies se sont équipées d’un site internet et les plateformes en intègrent en ce moment une dizaine par jour.”
Cela permet aux librairies de pratiquer le click & collect avec un logiciel grâce auquel elles mettent en ligne l’état de leurs stocks. Elles peuvent ainsi être référencées sur un site collectif de librairies indépendantes, national comme placedeslibraires.fr ou librairiesindependantes.com, régional comme librairesdusud.com ou librest.com, qui permettent l’achat en ligne. Le·la client·e choisit d’aller chercher le livre sur place ou de se le faire envoyer.
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“Ce n’est pas ça notre métier”
La question est de savoir si ce système va transformer le métier de libraire. Y aurait-il une tendance à faire des libraires de quartier des prestataires de service ? “On le dit aux pouvoirs publics, explique Guillaume Husson : l’avenir de la librairie n’est pas dans la digitalisation. Il ne s’agit pas de mini-Amazon. Ce n’est pas ça notre métier.” Car la librairie est avant tout un lieu où on parle. Expédier des colis, ce n’est pas ce que les libraires aiment faire.
“Ici c’est devenu un dépôt, avec des piles partout. Ce qui fait l’essence de la librairie a disparu” Nolwenn Vandestien, déléguée de Libr’Aire
“C’est inintéressant au possible, se désole Frédérique Pingault, de la Librairie du Tramway à Lyon. Ici c’est devenu un dépôt, avec des piles partout. Ce qui fait l’essence de la librairie a disparu.” Nolwenn Vandestien, déléguée de Libr’Aire, portail des librairies indépendantes des Hauts-de-France, remarque : “Le click & collect multiplie les tâches. Il y a la réception des colis, la gestion des courriels et des téléphones, la mise sous pli, les envois par la poste ou les rendez-vous. C’est épuisant, même si ça permet de garder un lien avec le client. Il ne faut pas que cela devienne notre cœur de métier.”
L’autre problème c’est que le click & collect accentue un phénomène en marche depuis quelque temps, la best-sellerisation, c’est-à-dire la concentration des ventes sur quelques titres. “Ce sont les petits éditeurs qui vont en souffrir, observe Frédérique Pingault. Ça va être compliqué pour les livres qui ont peu de visibilité médiatique. Avec le click & collect, on ne vend que des gros tirages.” Anne-Laure Vial remarque : “Il manque les achats d’impulsion” et Céline Alliès ajoute : “On perd les clients qui ne savent pas a priori ce qu’ils veulent acheter. Pour cliquer il faut savoir ce que l’on veut.”
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Du côté des maisons d’édition, on est conscient·es du danger. Charlotte Brossier, directrice de la coordination éditoriale et commerciale chez Stock, remarque : “Ce qui se vend, c’est ce qui se vendait avant le reconfinement. En novembre, une fois passés les titres qui attiraient la lumière dans la rentrée littéraire, d’habitude on avait un petit interstice pour mettre en valeur les autres. Nous avons par exemple cette année en littérature étrangère un roman iranien, Aria de Nazanine Hozar, qui a typiquement besoin des libraires.”
David Meulemans, qui dirige la petite maison d’édition indépendante Aux Forges de Vulcain, qui a publié en septembre l’excellent Chinatown, intérieur de Charles Yu, présent sur les listes de prix littéraires (dont le nôtre), reconnaît : “C’est une période difficile. Nous reposons sur les recommandations des libraires et on voit clairement cette année la différence. Notre maison montait en puissance chaque année. Là, les libraires me renvoient des livres. J’ai plus de retours que de mises en place.”
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Une douche froide
Une véritable librairie serait donc une librairie ouverte. Guillaume Husson est optimiste : “Dès que la période sera terminée, les lecteurs vont retrouver leurs libraires et les libraires vont retrouver leur métier. L’activité internet est une activité de complément. Si quatre technocrates au fond d’un bureau pensent que l’avenir de la profession, c’est la digitalisation à 100 %, cela ne m’inquiète absolument pas.” Reste à savoir quand les librairies vont ouvrir à nouveau. Le plus tôt possible, réclame en substance le SLF, suivi au-delà de la profession par nombre de personnalités, notamment François Busnel, producteur de La Grande Librairie sur France 5, qui a lancé une pétition.
“Il faut ouvrir les librairies au même titre que les boulangeries ou les pharmacies, c’est une nourriture et c’est important pour notre santé mentale” Françoise Nyssen
Le premier confinement a été accepté, le second, pas du tout. Françoise Nyssen, directrice des éditions Actes Sud et ex-ministre de la Culture, avoue ne pas comprendre la logique gouvernementale : “Cette fermeture a été un coup de massue, une aberration. Ils n’ont pas pris la mesure symbolique de la chose. Il y a tous les éléments pour en faire une grande cause nationale. Il faut ouvrir les librairies au même titre que les boulangeries ou les pharmacies, c’est une nourriture et c’est important pour notre santé mentale. C’est pourquoi on a mis la TVA à 5,5 %, c’est pourquoi on a légiféré sur le prix unique, parce que le livre n’est pas un produit comme un autre.”
Beaucoup de libraires reconnaissent que l’annonce du reconfinement a été une douche froide. “On pensait passer en commerce essentiel”, confie Frédérique Pingault. Dans le Sud, Céline Alliès a une lecture très critique de la situation : “Le click & collect est un écran de fumée, résume-t-elle. Comme les aides à la numérisation, comme la prise en charge des frais postaux, c’est juste un pansement. Ce n’est pas ce que nous voulons. Et ce n’est pas ça qui va sauver le livre, ça n’a rien à voir. Nous voulons rouvrir, rien de plus.”
L’espoir d’une réouverture
Mais les risques sanitaires ? Quelques voix discordantes se font entendre, qui s’inquiètent d’une réouverture précipitée, telle la CGT. Dans un communiqué, le syndicat fait remarquer que ce sont les patrons qui veulent rouvrir pour sauver leurs magasins quand les employé·es, confronté·es directement à la clientèle, préfèrent préserver leur santé. Un point de vue partagé par David Meulemans : “Ce serait facile, pour moi éditeur qui ne suis pas exposé, de dire que je veux la réouverture, mais je ne le fais pas.”
Dans les Hauts-de-France, Nolwenn Vandestien explique pourtant que la question ne se pose pas vraiment : “On comprend l’inquiétude des salariés, mais dans notre région on a surtout des librairies où travaille une seule personne, le ou la propriétaire, ou à la rigueur deux personnes en cogérence.” Même constat en PACA par Céline Alliès : “Dans notre association, nous avons tous le même discours. Je n’ai pas de salariés. Nous sommes de petites structures.”
“Une librairie perd de l’argent les huit premiers mois de l’année et en gagne durant les quatre derniers, dont les trois quarts durant le mois de décembre” Guillaume Husson
Surtout, tous et toutes font remarquer que la situation a changé. Guillaume Husson rappelle : “Au mois de mars, la profession a été responsable. Sans masque, sans gel, sans rien savoir de ce virus, il n’aurait pas été raisonnable de maintenir les librairies ouvertes et nous ne le réclamions pas. Si aujourd’hui on ouvre, ce sera dans des conditions qui prennent en compte la gravité de la situation.” Françoise Nyssen remarque : “Les libraires se sont organisés et la réouverture ne se ferait pas au péril de la vie des autres. Et ce n’est pas plus dangereux que d’aller à la supérette.”
Rouvrir, mais quand ? Céline Alliès dit que son association va chercher le soutien des élu·es locaux·ales pour obtenir une ouverture le 1er décembre. Décembre semble être en effet une date clé, car avec Noël qui approche, l’enjeu est énorme, bien plus important que ce printemps. “Une librairie perd de l’argent les huit premiers mois de l’année et en gagne durant les quatre derniers, dont les trois quarts durant le mois de décembre, explique Guillaume Husson. C’est la trésorerie que les libraires accumulent au mois de décembre qui leur permet de tenir jusqu’au mois de septembre suivant.”
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