Après avoir racheté Editis en 2019, Vincent Bolloré s’intéresse à Hachette Livre, fleuron du groupe Lagardère. Le rapprochement des deux leaders français de l’édition inquiète. La résistance hexagonale à la standardisation tiendra-t-elle encore longtemps ?
Quand Arnaud Lagardère a officialisé, le 28 avril dernier, la transformation de son groupe en société anonyme, abandonnant “sans aucun état d’âme et sans aucun regret” le statut particulier de société en commandite par actions, le patron de la multinationale n’a eu, là aussi, “aucun mot pour le livre, ce n’est pas son sujet”, grince un cadre d’Hachette Livre. C’est pourtant la filiale pour laquelle les conséquences de ce revirement pourraient être les plus redoutables. Leader français et numéro trois mondial de l’édition, elle est aujourd’hui la locomotive du groupe Lagardère.
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L‘ogre Bolloré
En dix ans, Hachette, qui réalise 70 % de son chiffre d’affaires à l’étranger, est devenue une machine à cash-flow qui suscite bien des convoitises. Tout particulièrement celle de “l’ogre”, comme le surnomme une éditrice : Vincent Bolloré, le patron de Vivendi. Après être entré au capital de Lagardère en avril 2020, il en est devenu l’actionnaire principal quelques mois plus tard.
Or Bolloré s’est déjà offert en 2019 Editis, le numéro deux français de l’édition. Quel sort réserve-t-il à Hachette, et plus largement à l’industrie du livre ? “Le rapprochement entre le numéro un et le numéro deux français ne peut que finir en charcuterie, redoute un cadre d’Hachette Livre. On peut se raccrocher à l’espoir d’être racheté en entier mais, pour l’instant, ce n’est pas le scénario qui s’esquisse.”
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L’emprise croissante de Vincent Bolloré attise une tendance structurelle dans l’édition : la concentration des capitaux et des moyens de production aux mains de quelques grands groupes. Le danger : un appauvrissement de l’offre éditoriale au bénéfice d’une course au profit, déjà à l’œuvre dans le paysage anglo-saxon. Le marché français garde pour l’heure ses distances avec ce rétrécissement littéraire et intellectuel grâce à un foisonnement de maisons d’édition, dont la production bénéficie du relais de proximité des librairies indépendantes.
Les tractations menées en coulisses par les actionnaires de Lagardère ne sont pas de nature à rassurer
Mais combien de temps pourra-t-il encore camper sur ces spécificités ? Les tractations menées en coulisses par les actionnaires de Lagardère ne sont pas de nature à rassurer. La revente, partielle ou totale, d’Hachette pourrait être une bonne affaire pour Arnaud Lagardère, dont la dette personnelle, colossale, était estimée à la fin 2019 à 214 millions d’euros. Les trois quarts de cette somme pourraient aller directement dans les caisses de son principal créancier, le Crédit Agricole, qui exigeait d’être remboursé au plus tard le… 29 janvier dernier.
Hormis Hachette, sa figure de proue, le groupe Lagardère s’appuie sur son activité de Travel Retail (le duty free, les boutiques et la restauration d’aéroports et de gares) – que le Covid a sinistrée. À ces deux piliers s’ajoutent une poignée de médias de moins en moins rentables, tels Paris Match, Le Journal du dimanche et Europe 1, ainsi qu’une demi-douzaine de salles de spectacles – les Folies Bergère, le Casino de Paris ou le Bataclan – fermées depuis plus d’un an. La filière Sports a, quant à elle, finalement été cédée au printemps 2020 au fonds d’investissement américain H.I.G. Capital, après des années de gestion hasardeuse.
Un produit bankable
Si cette passion ingrate du fils Lagardère pour le sport a fait couler beaucoup d’encre, s’enquérir de sa bibliothèque personnelle est une gageure. Sur son compte Instagram, des posts relaient régulièrement les visuels de promotion corporate d’Hachette Livre. Dernière image “littéraire” en date, la couverture du best-seller La Vie secrète des écrivains de Guillaume Musso, sorti en 2019, et devenu en poche un rouleau compresseur durant les confinements.
“Autant son père lisait des bouquins, et l’on avait des discussions, autant lui, je ne suis même pas sûr qu’il soit lecteur…”, spécule poliment un éditeur. “À mon avis, il lit surtout le matin ce qui est écrit sur sa boîte de Chocapic”, enfonce un fin connaisseur de la saga familiale.
C’est l’édition qui a permis au groupe Lagardère de limiter les pertes au fil de cette année plombée par la crise sanitaire
Ce détour bibliographique n’est pas qu’anecdotique : pour Arnaud Lagardère, le livre se résumerait à un produit bankable. C’est bien l’édition qui a permis à son groupe de limiter les pertes au fil de cette année plombée par la crise sanitaire : en 2020, alors que le chiffre d’affaires du Travel Retail a plongé de 57,6 %, celui d’Hachette Livre s’est élevé à 2,4 milliards d’euros, pour un résultat opérationnel en hausse de 11,6 %, avec des envolées en France (+ 22,2 %) et au Royaume-Uni (+ 19,8 %).
Ce bilan enviable est d’abord celui d’un homme puissant du secteur, Arnaud Nourry. Mais le 29 mars dernier, Arnaud Lagardère a décidé de le débarquer de son poste de PDG d’Hachette Livre, après dix-huit ans d’un règne loué y compris par ses concurrents. Sa faute : s’être publiquement opposé, dans des entretiens accordés aux Échos puis au Monde, à l’hypothèse d’un rapprochement sans “aucun sens stratégique” avec Editis, la branche édition de Vivendi, et d’un démantèlement “insupportable” d’Hachette Livre.
Lieutenant déchu
Officiellement, son départ relève d’une “séparation amiable”, selon un communiqué de presse dans lequel Arnaud Lagardère a salué le “rôle déterminant” de son lieutenant déchu, temporairement remplacé par Pierre Leroy. Ce septuagénaire, déjà cogérant et secrétaire général de la société, est l’un des gardiens du temple érigé en son temps par Lagardère père. Le statut de société en commandite par actions en était la clé de voûte depuis 1992. Il devrait être définitivement enterré durant l’assemblée générale du groupe prévue le 30 juin prochain.
Il rendait de fait son patron impossible à déloger, contre la garantie qu’il endosse d’éventuelles pertes financières sur ses propres fonds. C’est un morceau de plus, pour ne pas dire les derniers beaux restes de l’empire familial que la décision du fils, en apparence épanouie, offre à l’appétit des autres actionnaires. Au terme de l’opération, Lagardère conserverait 14 % du capital, deux fois plus que son allié Bernard Arnault pour LVMH (7 %).
Après des mois de pression exercée par ses business partners, Arnaud Lagardère est parvenu à sauver la face
Face à eux, Vincent Bolloré resterait l’homme fort de l’attelage, avec 27 % du capital revenant à Vivendi, qui pourra compter sur le soutien de Joseph Oughourlian, fondateur du fonds d’investissement Amber Capital (18 %). Autres actionnaires de poids : le Qatar, avec 13 % du capital, et Financière Agache (7 %).
Après des mois de pression exercée par ses business partners, Arnaud Lagardère est parvenu à sauver la face. En évacuant la commandite, il récolterait 10 millions de titres de la société (estimés – ça tombe bien – à plus de 200 millions d’euros en Bourse quand la décision a été annoncée) et gagnerait l’assurance de conserver son poste de PDG pour six ans – une éternité raisonnablement improbable. Autre promesse des associés, contredisant les craintes d’Arnaud Nourry : aucun démantèlement des actifs n’aurait lieu dans l’immédiat.
La remise en jeu des actifs des deux entreprises pourrait augurer une valse des maisons d’édition au sein des dix groupes les plus importants du marché français
“Désormais, n’importe qui peut lancer une OPA, juge un cadre d’Hachette Livre. Est-ce que les grands crocodiles autour de la table vont se mettre d’accord pour ne pas s’attaquer ? La paix des braves ne va sûrement pas durer six ans, les coups de canif vont vite arriver.” Et dès le 28 avril, Arnaud Lagardère annonçait dans Le Figaro souhaiter “[mettre] en œuvre toutes les synergies possibles” entre Hachette et Editis.
La remise en jeu des actifs des deux entreprises pourrait augurer un nouveau partage des segments du livre et une valse des maisons d’édition au sein des dix groupes les plus importants du marché français. En 2019, ces derniers totalisaient 87,3 % du chiffre d’affaires de l’ensemble des éditeurs, selon le classement de Livres Hebdo.
Derrière Hachette Livre (Calmann-Lévy, Grasset, Stock, Fayard, JC Lattès…) et Editis (Edi8, Plon, Belfond, Robert Laffont…), trois autres groupes réalisent aussi un chiffre d’affaires supérieur à 500 millions d’euros : Madrigall (Gallimard, Flammarion, Casterman…), le groupe belge Média-Participations (Fleurus, les éditions religieuses Mame, Rustica…) et Lefebvre Sarrut, spécialiste de l’édition juridique et fiscale. Albin Michel, l’Anglo-Néerlandais RELX Group (leader mondial en 2020), France Loisirs, Actes Sud et Panini France complètent ce top 10.
L’ex-PDG d’Hachette Livre s’était imposé comme une figure de la défense des intérêts du secteur face aux Gafam
Depuis son éviction, Arnaud Nourry, qui a courtoisement décliné notre demande d’échange, “se repose et voit ses amis”, se limite à confier un proche. L’ex-PDG d’Hachette Livre peut compter sur de solides soutiens, après s’être imposé comme une figure de la défense des intérêts du secteur face aux Gafam.
Sous sa férule, Hachette a participé en 2009 et 2010 à la fronde européenne contre Google, qui s’était mis à scanner en masse, sans autorisation, des ouvrages français disponibles dans les bibliothèques américaines. Puis, en 2014, l’éditeur s’est entêté face au plus grand libraire du monde, Amazon, également plus gros client… d’Hachette Livre. Après des mois de conflit, Nourry est parvenu à acter que ce soit bien Hachette, et non la plateforme, qui fixe le prix de ses livres numériques.
Le départ d’Arnaud Nourry du groupe Lagardère se ferait sans regret
Son départ du groupe Lagardère se ferait sans regret : “Il a compris que les carottes étaient cuites, que son opposition ferme contrariait les décisions d’Arnaud Lagardère, estime un cadre d’Hachette Livre. Il a eu le courage de prendre ses responsabilités.”
Et l’impudence de plaider le casus belli directement auprès de l’Élysée, via une missive adressée au président de la République. Aucune réponse n’a filtré, mais l’attachement d’Emmanuel Macron à la chose littéraire est connu, tout comme son aversion pour les coups de menton de Vincent Bolloré, dont il redoute l’influence concurrente sur l’opinion publique. Et le patriotisme économique versatile.
La force des indépendants
Première industrie culturelle du pays, la chaîne du livre résiste encore en France à la standardisation de l’offre qui touche le marché américain et celui de nombre de voisins européens. Car la concentration croissante du secteur de l’édition favorise un système à deux vitesses : “On voit se creuser l’écart entre les grands groupes qui ont des moyens logistiques et commerciaux puissants et des maisons à la rentabilité aléatoire, plus précaires, qui font un travail magnifique mais qui doivent se battre chaque jour pour conserver une visibilité auprès du public”, constate Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF).
Manière sibylline de défendre l’exception hexagonale, Emmanuel Macron avait adressé ce conseil aux Français·es, au détour de son discours guerrier du 16 mars 2020 annonçant le premier confinement : “Lisez, retrouvez aussi ce sens de l’essentiel.” Au même moment, les librairies intégraient la liste des commerces… non essentiels, avant d’être autorisées à en sortir pour le troisième confinement.
“Les lecteurs sont là et ont cet attachement aux librairies indépendantes.” Pierre Dutilleul, directeur général du SNE
La courbe de l’activité des éditeurs en 2020 traduit cet ascenseur émotionnel, entre sevrage et ruée sur les librairies aux lendemains des deux premiers déconfinements. Selon le Syndicat national de l’édition (SNE), qui publiera ses chiffres complets à la fin juin, après avoir chuté de 278 millions d’euros de mars à mai, les ventes de livres ont fait un bond de 165 millions d’euros entre mai et octobre. En novembre, elles ont de nouveau baissé de 96 millions d’euros avant d’augmenter de 135 millions d’euros en décembre.
Certes, la baisse en valeur, tous segments confondus, atteint 2,7 % en 2020. Mais avec une croissance de 5,5 % en 2019, la tendance reste positive. “Si le marché ne s’est pas effondré, c’est parce que la chaîne du livre est solide mais surtout parce que les lecteurs sont là et ont cet attachement aux librairies indépendantes, constate Pierre Dutilleul, directeur général du SNE. Aux États-Unis, vous pouvez faire 200 miles pour en trouver une et en Angleterre, il y en a moins dans tout le pays que dans Paris intra-muros.”
De la boutique familiale aux grosses enseignes, il existe aujourd’hui 3 500 librairies indépendantes en France
Cette singularité française doit notamment sa survie à l’interdiction de la publicité pour les livres à la télévision, datant de 1968, qui réduit la surface médiatique de la grande distribution, des chaînes culturelles et du commerce en ligne (trusté par Amazon dans l’édition), ainsi qu’à la loi de 1981 sur le prix unique du livre, qui a annihilé toute concurrence tarifaire. De la boutique familiale aux grosses enseignes telles Gibert Joseph, Mollat à Bordeaux ou EMLS à Marseille, il existe aujourd’hui 3 500 librairies indépendantes en France, estime le SLF.
“Le maintien de ce réseau de proximité contribue à défendre toutes les maisons d’édition et une vraie diversité, souligne Guillaume Husson. Ce sont les librairies indépendantes qui vont défricher chez les petits et les moyens éditeurs et qui, souvent, lancent des auteurs et de nouvelles maisons.” Le risque étant, pour ces dernières, de se faire piquer leurs poulains par de plus gros éditeurs, après avoir servi de laboratoire.
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Des maisons d’édition singulières mais en lutte, de petits libraires bien implantés mais fragiles, des livres nombreux mais aux conditions d’existence de plus en plus contraintes : le phénomène de polarisation ne cesse de s’étendre sur l’ensemble de la chaîne de l’offre. En 2020, “la concentration des ventes sur les titres emblématiques (les best-sellers), ou sur les classiques, semble s’être accentuée au détriment des ouvrages plus confidentiels, et donc au détriment de la diversité éditoriale”, constate le SNE.
“Après-guerre, les maisons d’édition perdaient de l’argent sur les nouveautés et en gagnaient sur leur fonds, le temps long payait le temps court, c’est l’exact inverse aujourd’hui, le présent doit porter le passé et le futur”, explique Olivier Nora, PDG de Grasset après avoir dirigé les éditions Calmann-Lévy et cumulé les présidences de Grasset et de Fayard, toutes dans le giron d’Hachette Livre.
Promouvoir le temps long
Cette “best-sellerisation” du marché reste toutefois contenue en France : selon une synthèse de l’Observatoire de l’économie du livre pour le ministère de la Culture, parmi les 68 171 livres classés “nouveautés” et “nouvelles éditions” commercialisés en 2019, les 1 000 titres les plus vendus représentaient 19,8 % du chiffre d’affaires global du secteur.
“La marchandisation du livre et la concentration des ventes se sont accélérées, mais nous restons atypiques, nous avons gardé le goût de la qualité”, tempère Olivier Nora, pour qui la résistance au “diktat de la rentabilité à l’unité”, à la “managérisation des directions des maisons d’édition” réside dans la défense de cette fameuse péréquation – les ouvrages à succès portent les productions moins vendeuses – et la “fermeté des éditeurs à promouvoir le temps long”.
Assumer la confidentialité, s’astreindre à faire fructifier la rareté pourrait bien être un rempart à l’emballement du marché
Après des débuts chez Viviane Hamy, Frédéric Martin a fondé en 2012 les éditions Le Tripode, dont Le Sillon de Valérie Manteau a reçu en 2018, contre toute attente, le prix Renaudot. L’éditeur insiste également sur ce délai parfois nécessaire aux œuvres “pour décanter et trouver une chambre d’écho”. “Dans le fond, dit-il, ça pose la question de la place qu’on fait aux gens qui écrivent, de quelle société on crée pour permettre à certains auteurs d’exister, qui peuvent n’avoir que 2 000 lecteurs mais dont les livres vont féconder notre époque.”
Assumer la confidentialité, s’astreindre à faire fructifier la rareté pourrait bien être un rempart à l’emballement du marché, alors que le débat sur la surproduction de livres est un poncif du secteur de l’édition. Après avoir réduit sa production de 30 % en 2020, Manuel Carcassonne, ex-directeur général adjoint de Grasset et directeur général de Stock (Hachette) depuis 2013, prévoit également pour 2021 une baisse de 20 % de ses publications.
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“Même si vous appartenez à une entité plus grosse, il faut essayer de serrer au maximum sa production, être capable de faire du sur-mesure, souligne-t-il. Chaque livre est un effort, de l’auteur qui doit être accompagné, de l’éditeur qui doit faire preuve de patience, de soin.” Et c’est cette minutie chronophage que “pourraient ne pas comprendre un jour des investisseurs : un retour sur investissement immédiat n’est pas toujours possible”, rappelle Manuel Carcassonne.
Pour l’heure, Vincent Bolloré semble l’avoir intégré. Selon Pierre Dutilleul, qui avant de devenir directeur général du SNE était le directeur délégué d’Editis, l’optimisation des performances justifie “la mutualisation des coûts de fabrication, de diffusion, de distribution, de fonctionnement. Mais si vous voulez forcer un éditeur à ne faire que des marronniers, prévient-il, soit il ne le fera pas, soit ça ne marchera pas car le succès littéraire ne se décrète pas”.
L‘inquiétude d’une absoption complète
“Il n’y a pas eu et il n’y aura pas de tentative de nous absorber éditorialement, intellectuellement, littérairement, cela n’aurait aucun sens, abonde Héloïse d’Ormesson. éditrice chez Laffont, Flammarion puis Denoël, elle a créé en 2004 la maison qui porte son nom, rachetée en 2018 par Editis. Certes, le lien auteur-éditeur est au cœur du dispositif, dit-elle, mais pour amplifier cette harmonie, les équipes commerciales, marketing, digital sont fondamentales.”
À condition, là encore, qu’elles se tiennent éloignées des contenus éditoriaux. De fait, l’escalade autoritaire observée au sein du groupe Canal+, doublée de la droitisation des contenus de la chaîne CNews, pourrait-elle contaminer les filiales de l’édition chapeautées par Vivendi ? “Je ne pense pas que Bolloré s’y amuse, c’est un fantasme impossible à réaliser, considère un cadre d’Hachette Livre. Par contre, demander de créer une collection dédiée au catholicisme un peu intégriste et financée par le corporate, pourquoi pas…”
“Il y a deux hypothèses : soit Vivendi s’intéresse seulement à la partie internationale d’Hachette, soit il va y avoir un dépeçage plus fin du groupe.” Françoise Benhamou, économiste spécialiste de la culture et des médias
L’annonce par Arnaud Lagardère de prochaines “synergies” entre Hachette et Editis n’a pas fini d’alimenter les spéculations. Car une absorption complète se heurterait à un problème de concurrence. Françoise Benhamou, économiste spécialiste de la culture et des médias, estime que le cumul des activités des deux éditeurs atteindrait par exemple 71 % des parts de marché dans la branche parascolaire, 63 % pour les dictionnaires et 54 % dans la littérature poche.
“Il y a deux hypothèses, explique-t-elle. Soit Vivendi s’intéresse seulement à la partie internationale d’Hachette, soit il va y avoir un dépeçage plus fin du groupe, ils garderont certains actifs comme la littérature générale et revendront le reste. Un travail pourrait aussi être fait sur Editis.” Le PDG de Grasset, Olivier Nora, confirme cette dernière piste : “La marge de jeu juridique et actionnariale est paradoxalement plus forte du côté d’Editis. Tout le monde s’obsède sur le démantèlement d’Hachette, mais tout cela va prendre beaucoup de temps et n’ira pas forcément dans le sens que l’on croit…”
Si Françoise Benhamou rejette tout “procès a priori”, elle insiste sur la nécessité “d’être attentifs aux mois qui viennent. Depuis des années, Hachette était un groupe stable qui grossissait sans déstabiliser son environnement, ce qui m’inquiète, c’est de perdre cette force tranquille alors qu’Editis a changé plusieurs fois d’actionnaires dans le même temps.”
Contre les Gafam
Un dirigeant du top 5 de l’édition française table, pour sa part, sur des mutations positives : “Les éditeurs sont à l’aise chez Hachette, ils le sont aussi chez Editis, mais ils râlent tous quand il faut donner un tour de vis sur l’économie, note-t-il. Or, il faut aussi prendre ce qu’il a de bon : si Vivendi rapproche Editis et Hachette, on peut penser qu’ils serviront bien mieux les intérêts du livre et de l’édition que des groupes restant isolés, car il y a certaines urgences à faire évoluer les métiers vers le multimédia, et Vivendi le fait plutôt bien.”
La bataille contre les Gafam, dans laquelle s’est illustré Arnaud Nourry, requiert en effet d’être armé. “Il faut des grands groupes avec de grosses capacités de négociations face à Google, Amazon et Apple, car la question de l’hyperconcentration des plateformes renvoie à celle de l’accès à la diffusion et à la distribution, rappelle un observateur. Mais ces groupes doivent veiller à maintenir l’accès des plus petits éditeurs à des outils de diffusion mutualisés, sinon au bout d’un moment, c’est Amazon qui pourrait leur rendre ce service.”
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En France, lors du troisième confinement, les librairies ont enfin obtenu de rester ouvertes. Ce basculement a récompensé un lobbying intense des professionnels du secteur du livre. “Au deuxième confinement, j’ai hurlé un texto à Emmanuel Macron pour lui dire de faire du livre une grande cause nationale”, confie la directrice d’Actes Sud Françoise Nyssen, ancienne ministre de la Culture des gouvernements Philippe.
Le message semble avoir été reçu, puisqu’il y a “quelque chose qui se prépare sur la lecture pour 2022, confirme Pierre Dutilleul, au SNE. C’est dans les tuyaux, mais ce n’est pas encore parvenu à l’autre bout”, précise-t-il. Sollicité par nos soins, le service presse de l’Élysée n’a pas répondu.
“Ce qui m’étonne, c’est l’apathie totale des responsables politiques : que fait Bruno Le Maire à Bercy ? Que fait le président de la République ?” Aurélie Filippetti, ancienne ministre de la Culture et autrice chez Hachette
Un tel hommage serait de toute façon dérisoire pour Aurélie Filippetti, qui a précédé de quelques années Nyssen rue de Valois. La femme de gauche, autrice chez Hachette (Stock et Fayard), se désole que “cette belle maison patiemment bâtie par Arnaud Nourry va être liquidée. Mais ce qui m’étonne, c’est l’apathie totale des responsables politiques : que fait Bruno Le Maire à Bercy ? Que fait le président de la République ?”
Il se prépare pour 2022, est-on tenté·e de répondre. En cette année d’élection présidentielle, la promotion de l’accès à la littérature, de son excellence pourrait être un faire-valoir consensuel. En même temps qu’une ficelle commode pour éluder ce silence lourd d’embarras sur le dossier Hachette. “Il aurait fallu faire ce geste avant que Lagardère ne brade, cingle Aurélie Filippetti. Là, ce sera juste une couronne de fleurs jetée sur une tombe.”
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