Connu pour avoir théorisé les concepts d’“extrême centre” et de “médiocratie”, le philosophe critique québécois Alain Deneault publie “Faire l’économie de la haine – Essais sur la censure”. Il y explique comment l’idéologie dominante neutralise toute forme de contestation en se faisant passer pour “naturelle”. Entretien.
Cela fait un an qu’Emmanuel Macron gouverne la France. Quel regard portez-vous sur sa politique ?
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Alain Deneault – Le nouveau président de la République française, à l’instar du Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s’inscrit dans ce que j’appelle l’extrême centre. Il s’agit d’une approche politique qui consiste à recouvrir de naturalité des positions idéologiques qui ne veulent pas dire leur nom. Cela se fait bien sûr d’une manière très sophistiquée. L’extrême centre est extrémiste dans la mesure où ses politiques sont destructrices, inégalitaires et impérialistes. Il s’agit d’assurer le maximum de revenus possibles aux grandes entreprises, le maximum de dividendes possibles aux actionnaires et de faciliter l’accès aux paradis fiscaux. Les mesures prises par Emmanuel Macron en matière fiscale peuvent en témoigner.
Il s’agit d’une approche extrémiste également au sens de l’intolérance. L’extrémisme, d’un point de vue moral, consiste à être intolérant à tout ce qui n’est pas soi. Emmanuel Macron en a souvent fait la preuve. Et l’extrême centre consiste en un discours intimidant, sans appel et intransigeant envers toute forme de pensée qui dévie de sa ligne. Il ne s’agit pas forcément d’une position d’un mouvement politique en particulier, mais d’une oligarchie qui, tout en étant capable de financer abondamment des candidats ou des mouvements politiques auxquels elle adhère, se montre aussi capable, par les médias qu’elle détient massivement, de peser sur l’opinion, de financer des universités, des experts, des think tanks, pour ramener la société à voir sa politique comme la seule possible. C’est pour cette raison qu’on assiste aujourd’hui avec Emmanuel Macron, et la République en Marche, à une sorte de rouleau compresseur idéologique qui consiste à faire croire qu’il y a urgence impérieuse – sans même prendre le temps de délibérer – à appliquer une politique, la leur.
Dans ce contexte, quel rôle peuvent jouer les différents mouvements sociaux qui s’expriment aujourd’hui ?
Le défi de ces mouvements dans un régime d’extrême centre consiste à se rendre désirables, légitimes et pertinents au regard des citoyens. D’un point de vue des consciences, le bras de fer a lieu entre les représentants de ces mouvements et les commentateurs, qui visent à leur accoler des étiquettes péjoratives pour se servir d’eux comme d’un repoussoir vers le seul discours qui prétend être légitime, à savoir le discours capitaliste. Cet enjeu me semble crucial pour éviter que ces mouvements soient simplement considérés comme des faire-valoir du pouvoir en place, auprès d’une opinion qui serait convaincue du bien-fondé idéologique de l’oligarchie dans ses prétentions à incarner le Vrai, le Neutre, la Modernité, la Raison, etc.
Votre dernier ouvrage s’intitule : Faire l’économie de la haine. Qu’entendez-vous par cette expression ?
Par économie, on pense, à tort, exclusivement au commerce, à la production, au travail, à la distribution, à la consommation, à la capitalisation. C’est-à-dire qu’on a associé l’économie aux réalités marchandes. Or dans l’histoire de la pensée et des pratiques culturelles, l’économie est une notion transversale qui concerne autant la théologie que les sciences de la nature, la rhétorique, la philosophie, la linguistique, les mathématiques, la psychanalyse ou la critique littéraire. Et dans chaque domaine, « économie » renvoie à une pensée des relations bonnes, des relations fécondes et escomptées. L’économie n’est que ça : une prise de conscience de ce qui est bon, fécond et escompté dans un système donné.
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Pour permettre la mise en relation féconde dans un système, le sujet suppose un principe d’épargne. Il faut en quelque sorte couper court à certaines opérations pour en venir à un résultat : que ce soit sur le plan de la construction d’un théorème en mathématiques, ou sur le plan de la gestion des affects dans un rapport moral à la société. L’épargne entre toujours en jeu et elle vise toujours à aller vite, à faire l’impasse sur certaines choses.
Lorsque le concept d’économie est restreint au capitalisme, il permet à des puissants de faire l’économie de deux choses : l’éthique et la politique. On arrive ainsi à un résultat extrêmement efficace (la capitalisation, la constitution d’une oligarchie, la constitution de grandes fortunes) sans que les questions éthiques et politiques se posent dans l’équation. Pourquoi ? Parce que tout simplement on réduit l’économie aux mathématiques, et on la hisse ainsi au plan d’une science abstraite – celle de la comptabilité, de l’arithmétique de la macro-économie au service des détenteurs de capitaux. Cela permet de développer des structures qui permettent aux détenteurs de capitaux de haïr par procuration, d’arriver à exprimer des attitudes indifférentes, haineuses et cruelles mais sans jamais devoir porter en soi le sentiment. Les structures, en quelque sorte, prennent sur elles des modalités de haine.
Vous expliquez que cette économie de la haine repose notamment sur de nouvelles formes de censure. Quelles sont les caractéristiques de ces nouvelles formes de censure, notamment la censure psychique à laquelle vous vous intéressez ?
A côté de la censure qui consiste à raturer ou à retrancher des passages indésirables d’une production culturelle par exemple, j’identifie deux formes de censure. La censure structurelle, c’est-à-dire comment l’idéologie dominante – par les mots qu’elle nous enjoint d’utiliser – produit des points aveugles, des angles morts, des lectures tendancieuses. Comme lorsqu’on dit que les différentes institutions publiques (La Poste, les transports en communs, les hôpitaux, etc.) ont des clients au lieu de parler d’usagers, de passagers, de patients, etc. Ainsi, on rend impossible la prise de conscience du service public. Cela coupe court avec une certaine vision de la vie citoyenne. Ce sont des formes de censure implicites.
Ensuite, il y a la censure psychique. Ici, je me suis référé à la censure telle qu’elle fut conceptualisée par Sigmund Freud dans son ouvrage Métapsychologie, et je l’ai adaptée à notre contexte. Freud parlait de la devise névrotique qu’on pourrait traduire, dans un sens plus large, par la monnaie du sens. Il s’agit de petits récits idéologiques auxquels on nous invite à nous conformer. Cela passe par les petites phrases qu’on entend continuellement dans les conversations quotidiennes, dans les éditos, dans les productions culturelles, à l’école, et qui laissent tout le temps entendre que l’important est d’être concurrentiel, optimiste, etc. C’est cette espèce de ritournelle de la vie quotidienne qui est soutenue, à grand renfort de moyens idéologiques élaborés par des pouvoirs institués, pour faire en sorte qu’après coup il soit gênant pour une personne d’inscrire dans l’espace public un certain langage critique. Ce qui fait qu’on va surtout le vivre d’une manière intuitive. Il ne s’agit nullement de l’auto-censure, on va simplement être mal à l’aise et on sentira qu’il est dangereux d’aller dans un autre sens que celui indiqué. Ce processus n’atteint pas la conscience.
La censure n’est jamais aussi efficace que quand elle se censure elle-même. Comme par exemple quand des journalistes, des politiques ou des universitaires prétendent dire tout ce qu’ils veulent, tout ce qu’ils pensent. Mais ils oublient qu’ils se trouvent dans un champ de référence qui induit ce qu’il convient et ce qu’il ne convient pas de dire.
Vous décrivez un monde quasi totalitaire – vous parliez dans un de vos précédents livres de “totalitarisme pervers”–, dans lequel les structures ont une emprise même sur l’inconscient des sujets. De telle sorte que vous laissez peu de place pour la pensée critique…
Traditionnellement, la pensée critique a souvent laissé peu de place dans ses perspectives à sa propre présence. Quand vous lisez Adorno par exemple, vous vous rendez compte que dans la lecture qu’il fait de la société il n’y a pas de place pour ses propres livres.
J’aurais plutôt tendance à affirmer deux choses. La place qui est réservée à la pensée critique dans la société actuelle est une position de faire-valoir. Il s’agit d’apporter une preuve de libéralité au pouvoir en place. Ainsi, on donne une image pluraliste de la représentation, notamment dans les médias. Le problème, c’est que par ce traitement déformant, on réduit à la marge des gens – les penseurs critiques – qui pensent au nom du commun. C’est une stratégie dans laquelle nous sommes coincés : ou bien on rejette complètement ce système et on s’isole complètement, ou bien on s’inscrit dans des espaces plus larges qui sont souvent contrôlés par les pouvoirs en place et qui arrivent à faire en sorte que « le média conditionne le message ».
Mais personnellement, l’espoir que j’ai en la pensée critique c’est qu’elle deviendra nécessaire. J’en suis convaincu. Les actrices et les acteurs socio-critiques doivent voir les enjeux historiques avec plusieurs coups d’avance. Non, nous ne renverserons pas le capitalisme, nous n’en avons pas la force. Avec nos ouvrages, nos tracts, nos manifestations, nous ne renverserons pas les banques et l’oligarchie qui détient les forces de sécurité, les médias, etc. On ne pourra pas renverser ce système, on peut tout au plus le dénoncer.
Mais notre devoir principal consiste à accompagner ce système capitaliste, qui n’a pas de tête, dans sa chute parce qu’il est dysfonctionnel et qu’il n’est pas viable. Il faut l’accompagner activement dans sa chute, c’est-à-dire contribuer à l’achever, tandis qu’il constitue sa propre adversité. En témoignent des personnalités comme Larry Fink [PDGde l’entreprise BlackRock, ndlr], Christine Lagarde et d’autres, qui dans des moments d’honnêteté intellectuelle, disent que ça ne peut plus durer.
Vous dites que ce système n’a pas de tête, mais d’autres auteurs critiques défendent l’idée que le « monde de la finance » a bel et bien des visages, des bénéficiaires identifiés par leurs noms. Pour eux, le fait de ne pas les nommer n’est qu’une façon de noyer le poisson. Que répondez-vous à cette objection ?
Pour le dire autrement, ce régime est une hydre avec plusieurs têtes. On ne peut pas envisager le fait d’y résister en cherchant à le décapiter. Ce pouvoir a dégagé sa force en se diversifiant dans ses formes et ses structures. En ayant des secteurs d’opération et des filiales d’activité parfois contradictoires : dans le bio, dans les OGM, dans le pétrole, etc. Ainsi, il a réussi à régner sans commander, mais seulement en s’adaptant aux conjonctures parce qu’il en a déterminé au préalable le pourtour.
Ce qui caractérise ce pouvoir, c’est qu’il a des têtes, des ayants droit, des décideurs qui travaillent davantage sur des synergies que sur une direction exclusive. Le problème c’est que ces têtes sont trop nombreuses pour se coordonner. Prenons l’exemple de Larry Fink, qui fait partie de ces têtes. Il milite pour que les actionnaires influents aux Etats-Unis cessent de vider les entreprises de leurs substances au profit des dividendes. Mais ça ne fonctionne pas, parce qu’il n’y a pas de souveraineté dans ce système. C’est en même temps sa force et sa faiblesse.
Propos recueillis par Nidal Taibi
Faire l’économie de la haine. Essais sur la censure, d’Alain Deneault, éd. Ecosociété, 224 p., 14€
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