Entre 2015 et 2018, la vie d’Emmanuel Carrère est bouleversée et il plonge dans une violente dépression. Le projet de Yoga, au départ simple traité sur cette pratique, s’en trouve modifié et le livre affronte alors les “démons” de son auteur.
Six ans après l’entreprise pharaonique du Royaume, récit-enquête autour du christianisme, le nouveau livre d’Emmanuel Carrère s’intitule Yoga – rien qu’en comparant les titres, on comprend non pas que leur auteur a baissé d’un cran dans l’ambition, mais que l’on est passé de Dieu et du grandiose à l’humain, du magique au réel, de la croyance (religieuse, ou en une fiction, ou en des illusions…) à une volonté d’approche de la vérité crue. Emmanuel Carrère, qui il y a vingt ans décidait d’abandonner le genre romanesque pour le récit, « ne pas mentir » devenant l’enjeu même de ses textes, n’aura jamais travaillé autant à l’os de l’expérience humaine.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Car c’est avant tout de cela qu’il s’agit ici, de la condition d’être humain dans toute son humilité à travers la sienne, singulière mais qu’il sait rendre intime à tou·tes. Parce qu’il est très fort, Carrère, pour nous alpaguer, nous emmener dans sa vie, ses réflexions, ses rencontres, rendre ses problèmes proches des nôtres, universels comme on dit… Oui, il sera donc question de yoga dans Yoga, et de méditation, et de dépression, et d’électrochocs, et de rédemption, et d’écriture, et de tant d’autres choses…
> > Lire aussi notre rencontre avec Emmanuel Carrère pour Le Royaume
Mais la vraie question, c’est non pas le bonheur, ni le malheur non plus, mais ce que nous contrôlons ou pas dans nos vies, cette part de nous qui nous est étrangère et nous échappe, et comment s’en arranger pour vivre sans trop souffrir. Ses “démons”, qu’il semblait exorciser dans L’Adversaire (2000) avant d’en être à nouveau la victime dans Un roman russe (2007), puis de les brider depuis D’autres vies que la mienne (2009), ces démons qui l’ont un jour rattrapé, et fait basculer sa vie, relèvent en fait, cliniquement donc sans romanesque aucun, d’une dépression bipolaire.
Le bonheur, s’il existe, n’est pas un état transcendant, mais se résume à une dose quotidienne de lithium. Il y a un certain humour, une ironie portée sur soi-même dans Yoga : que peut dès lors le yoga, ou la philosophie orientale, face à un dérèglement chimique dans notre cerveau ? Rien.
Peux-tu nous raconter la genèse de Yoga ?
A l’origine, il y avait le projet d’un petit livre sur le yoga, que je pratique depuis pas loin de trente ans et sur quoi je pensais avoir des choses à dire. Pas un discours de maître, mais un témoignage d’apprenti – enfin, d’apprenti persévérant. Enormément de gens aujourd’hui, dans mon entourage et j’imagine dans le tien, font du yoga mais beaucoup ignorent ce qu’il·elles font en faisant du yoga. Il·elles n’y voient qu’une gymnastique, et il·elles ont d’ailleurs raison, c’est une gymnastique merveilleusement bienfaisante, mais cette gymnastique n’est que le premier pas d’un long chemin d’exploration et de transformation de la conscience.
Voilà, je voulais parler de ça, et puis de notre aspiration à la sagesse et à la sérénité. Et puis de mon aspiration à la sagesse et à la sérénité. Et puis de tout ce qui contrarie notre aspiration à la sagesse et à la sérénité – et qui, en gros, s’appelle la vie, un truc pas très sage ni serein. J’imaginais un livre souriant et subtil sur tout ça, j’aimais bien être le gars qui écrivait un tel livre, c’était ça mon projet, mais tu connais le proverbe juif : « Tu veux faire rire Dieu ? Parle-lui de tes projets. » Les choses ont tourné autrement, et je suppose que Dieu en rit encore.
Pourquoi choisis-tu de ne pas raconter l’épisode qui a fait basculer ta vie ? Nous imaginons une rupture avec ton épouse (Hélène Devynck), mais pourquoi cela reste-t-il elliptique ?
Parce qu’on peut dire tout ce que l’on veut sur soi, y compris les choses les moins flatteuses et je ne m’en fais pas faute, mais pas sur autrui. C’est une limite à l’exposition de la vérité. J’ai franchi cette limite autrefois dans Un roman russe, je n’ai pas voulu le refaire ici. Et je ne vais évidemment pas en dire davantage dans une interview que je ne le fais dans le livre.
Tu as choisi, depuis L’Adversaire, de délaisser le roman… Ici encore, tu répètes que tu ne mens pas, que ne pas mentir est même l’enjeu de ta littérature. Or, tu admets à un moment avoir inventé en grande partie le personnage d’Erica…
Ça, c’est un gros dossier. Ce souci de ne pas mentir est essentiel pour moi. Il est commun aux autobiographes que j’admire, le Michel Leiris de L’Age d’homme en tête. Je m’y tiens, je mets à m’y tenir un point d’honneur et même plus que cela. Mais il s’est passé quelque chose dans ce livre et avec ce personnage d’Erica. Son modèle est une personne réelle avec laquelle j’ai, comme je le raconte, donné des cours aux jeunes migrant·es de Léros. Mais par crainte de l’offenser, j’ai commencé par changer son nom, et à partir du moment où on change les noms, on entre dans le territoire de la fiction.
C’est un phénomène étonnant : on ne le décide même pas, mais on change les noms et, tout d’un coup, d’autres règles prévalent. Nom fictif, personnage fictif, embardée romanesque. Je me suis laissé emporter par ce courant parce que j’y prenais plaisir, parce que je n’avais pas connu ce plaisir-là depuis longtemps et ne pensais plus le connaître, et parce que je me suis pris à aimer cette Erica que j’inventais partiellement. Mais ça m’aurait tourmenté la conscience de ne pas le dire et j’espère que cette faute avouée est au moins à demi pardonnée.
Dès lors, on ne peut que se demander si tu n’as pas inventé certaines choses dans tes précédents textes… Comment travailles-tu ? Est-ce que cette part de fiction n’est, pour toi, pas mentir ?
La greffe d’un personnage à demi fictif sur un récit autobiographique qui s’engage à dire la vérité, c’est quand même un cas très particulier. Je ne l’ai fait qu’une fois, dans ce livre-ci, et du moment que c’est dit et assumé, je ne pense pas avoir trahi le pacte. Maintenant, dans les autres livres, il y a des accommodements avec la véridicité, mais ils relèvent essentiellement du montage. Quand tu montes un film, et particulièrement un film documentaire, tu te trouves devant des kilomètres de rushes qui sont de petits fragments de réalité et que tu dois agencer dans l’espoir d’atteindre quelque chose qui est de l’ordre de la vérité, enfin de ce que j’espère être la vérité.
> > Lire aussi notre critique de Yoga
Pour ça, tu ne gardes évidemment pas tous les rushes, tu ne te contentes pas non plus de les mettre les uns derrière les autres, dans l’ordre du tournage. Ou alors si, mais ça s’appelle un ours, et c’est un truc informe et décourageant à partir duquel le vrai travail peut commencer. A partir de là, tu cherches, tu bidouilles, tu déplaces, tu dissocies, tu condenses, tu intervertis des séquences. Tu coupes une séquence entière qui était entre deux autres, et cela donne l’impression que ces deux séquences se succèdent dans le temps alors qu’en réalité non.
Ce n’est pas de l’invention, ça, mais de la cuisine narrative, et même si j’aime bien mettre en scène cette cuisine narrative, je ne peux pas en décrire tous les détails, ce serait fastidieux. D’ailleurs, le plus souvent, j’oublie moi-même quand j’ai, dans L’Adversaire par exemple, comprimé trois interrogatoires dans le bureau du juge d’instruction en un seul…
Dirais-tu que le mensonge est la question au centre de tous tes livres depuis L’Adversaire ? Comme si c’était l’un de tes démons – ou ta pire angoisse – avec lequel tu ne pouvais vivre en paix qu’en le déléguant à d’autres (Jean-Claude Romand, Limonov qui fait de sa vie un roman, etc.) ?
Vivre en paix… j’aimerais que ce soit vrai. Ce serait bien de pouvoir faire un petit paquet avec tous ses mensonges – quand je dis « tous ses mensonges », je ne parle pas seulement de ceux qu’on fait mais de ceux qui vous ont fait et vous hantent – et de s’en débarrasser en les collant sur le dos de Jean-Claude Romand. Pas de Limonov qui, comme tu le dis, a fait de sa vie un roman, mais n’était pas du tout menteur à mon avis, à la fois par manque d’imagination et par manque de surmoi : il n’avait honte de rien, alors pourquoi mentir ? Mais bon, ça ne se refile et délègue pas comme ça. Il faut le porter soi-même, le petit paquet. D’une façon générale, il faut tout faire soi-même, dans la vie…
Ce qui est captivant avec Yoga, c’est que tu nous donnes l’impression de voir le livre s’écrire sous nos yeux…
Le fait est que longtemps, en tout cas après la déroute du projet originel de petit essai souriant et subtil sur le yoga, il n’y a pas eu de livre. Seulement des trucs écrits dans le tâtonnement et l’égarement et qui se sont assez tard coagulés. Ça m’est arrivé aussi pour Un roman russe, à quoi ce livre ressemble pas mal car c’est aussi un livre de crise, de débâcle, je dirais – au risque d’être emphatique – de mort et de résurrection. En tout cas de fin de cycle.
Des choses qui a priori n’avaient pas de raison de cohabiter sous la même couverture s’y sont retrouvées et, je crois, s’éclairent mutuellement. C’est un grand enseignement de la psychanalyse et du montage : quand deux choses se présentent ensemble dont on se dit qu’elles n’ont rien à voir, on peut être certain qu’elles ont tout à voir, au contraire, et que c’est à leur intersection qu’il faut s’asseoir pour travailler.
Quand t’est venu ce désir d’être un « grand écrivain » ? Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que cela t’est passé ?
Première question : il y a très longtemps, entre enfance et adolescence. Troisième question : toujours pas. Deuxième question : nous avons tous nos hochets narcissiques, la question est de savoir s’ils nous font progresser ou pas. Il y a une histoire que j’aime beaucoup, c’est celle du voleur qui a entendu dire qu’il y a dans le monastère proche du village un trésor caché, et qui décide de faire main basse dessus. Alors il va au monastère, il dit qu’il veut devenir moine, il est accepté comme homme de peine et il passe dix ans à balayer, ramasser les ordures, les tâches les plus humbles, tout en furetant, épiant, cherchant où peut bien être caché le trésor.
“Nos projets font rire Dieu, mais il les exauce quelquefois”
Son zèle est si grand qu’au bout de dix ans le père abbé lui propose le noviciat. Pendant dix ans, il est novice, toujours furetant, épiant, toujours obsédé par le trésor. Dix ans encore et il prend les ordres, et il dit ses prières en espérant toujours trouver le trésor et se barrer avec. C’est comme ça qu’il devient un grand saint et c’est seulement sur son lit de mort qu’il comprend que le trésor c’était cela : sa vie au monastère, ses prières, son entente avec les autres frères, et que s’il y a accédé c’est parce qu’il était un voleur.
Quand je m’interroge trop sur ces rêves de grandeur puérils et sur la pureté de mes intentions, je trouve cette histoire bien réconfortante. Nos projets font rire Dieu, mais il les exauce quelquefois, de la façon que nous attendions le moins.
Il y a une humilité dans Yoga, comme si tu voulais tout ramener à sa juste mesure – il n’y a pas de destin ni de démons, juste de la bipolarité, il n’y a pas de bonheur, juste du lithium, etc. Dirais-tu que c’est cela, une forme de sagesse ?
Je pense que c’est vrai mais je peux passer mon tour ? Te laisser le dire, toi ?
Aurais-tu aimé découvrir beaucoup plus tôt que tu souffrais de bipolarité, et que le lithium stabilisait tes humeurs ? Au fond, qu’est-ce que cela aurait changé ? As-tu parfois la tentation de relire ta vie, rétrospectivement, à l’aune de cette découverte ?
Je cite dans le livre cette réflexion mélancolique du poète américain Robert Lowell, qui a souffert de ce qu’on appelait encore dans les années 1970 la psychose maniaco-dépressive sous sa forme la plus dévastatrice et que le lithium a tardivement sauvé : « Il est quand même troublant de penser que j’ai enduré et causé tant de souffrances parce qu’il manquait un peu de sel dans mon cerveau, et que si on avait connu plus tôt les effets de ce sel, si on m’en avait donné plus tôt, j’aurais pu avoir une vie heureuse ou en tout cas une vie normale au lieu de ce long cauchemar. »
Ce qui est troublant dans l’efficacité réelle du lithium sur ceux qui y répondent bien, c’est qu’elle fait prendre conscience du caractère avant tout chimique de certains de nos états d’âme, et en particulier du trouble bipolaire. Et ce que je trouve troublant aussi, ce n’est pas seulement le peu d’efficacité dans ce domaine de la psychanalyse, mais le fait qu’en presque trente ans sur le divan aucun des trois analystes auxquels j’ai eu affaire n’a envisagé ce diagnostic ni son possible traitement…
Le souvenir de Paul Otchakovsky-Laurens (l’éditeur et ami d’Emmanuel Carrère, directeur de P.O.L, disparu dans un accident de voiture en janvier 2018 – ndlr) à la fin, qui te dit qu’il serait temps que tu apprennes enfin à écrire (!), est magnifique. Qu’entendait-il, et qu’as-tu entendu par là ?
L’histoire, c’est que la dernière fois que j’ai vu Paul, à une foire du livre au Mexique, il s’est aperçu que je tapais seulement avec un doigt, l’index droit. Nous nous connaissions depuis trente-cinq ans et il ignorait ce détail qu’il a trouvé, parce que nous étions pas mal soûls, prodigieusement comique : « Tu as écrit quatorze livres et je ne sais pas combien d’articles et de scénarios avec un doigt ! »
Il a beaucoup insisté pour que j’apprenne à taper à la machine, d’abord parce que ça me ferait gagner du temps, ensuite parce que, disait-il, taper des lettres, des mots, des phrases sur un clavier, c’était l’acte le plus important de ma vie et que si j’en modifiais les conditions quelque chose changerait forcément dans ma façon d’écrire.
> > Lire aussi notre hommage à Paul Otchakovsky-Laurens
Emporté par son élan comme ça lui arrivait de l’être, Paul en est venu à me dire que j’écrirais peut-être dix fois mieux avec dix doigts qu’avec un seul. Ça nous a évidemment fait marrer, mais après sa mort j’ai décidé, un peu comme un geste rituel, à sa mémoire, d’apprendre à taper vraiment à la machine, avec mes dix doigts.
Et c’est comme ça que j’ai écrit Yoga : en me racontant que je n’écrivais pas un livre mais que je faisais seulement, comme il m’y avait si énergiquement engagé, des exercices de dactylographie. C’est une espèce de legs de Paul, une de ces ruses dont il avait le génie pour sortir un auteur de l’ornière : à la fois drôle, tendre, extralucide, comme il l’était…
Tu as adapté Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas pour le cinéma, avec Juliette Binoche. Comment s’est passé le tournage ?
Juliette Binoche ne joue pas le rôle de Florence Aubenas, elle joue celui d’une écrivaine appelée Marianne Winckler. C’est un peu comme Erica, en un sens : un personnage de fiction construit à partir d’un personnage réel, et au bout du compte assez éloigné de lui. C’est assez paradoxal : je suis a priori un écrivain documentaire à qui on a confié le soin de faire un film d’après un livre documentaire aussi, et je me suis retrouvé, moi qui croyais ne plus faire de fiction, à tourner un pur film de fiction, avec une intrigue dramatique qui n’existe pas dans le livre.
Quant au tournage, s’il s’est bien et même très bien passé, c’est parce que l’alchimie a pris entre Juliette Binoche et les acteurs et surtout actrices non professionnel·les qui jouent les rôles principaux. J’ai toujours pensé que si cette alchimie se produisait, peu importeraient mes maladresses de metteur en scène, le film serait intéressant et touchant et, franchement, je crois qu’il l’est.
“Il faut admettre que l’on n’est pas là pour être heureux mais pour en savoir un peu plus”
Pour toi, qu’est-ce que le bonheur ? Est-ce vraiment le but dans une vie ? Ou est-ce encore une croyance de plus ?
Je me méfie des militants du bonheur, des gens qui vous disent que c’est un choix philosophique et moral. C’est à mon sens une disposition qu’on a plus ou moins. Je suis en train de lire, parce que je dois aller avec elle à l’émission La Grande Librairie, l’autobiographie philosophique de Barbara Cassin, Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Voilà une femme qui a le don du bonheur et qui le fait de toute évidence rayonner autour d’elle.
Toute sa pensée en est imprégnée, ce qui la rend infiniment aimable. Mais voilà, tout le monde n’est pas Barbara Cassin et il faut consentir à vivre d’autres expériences humaines que ce bonheur profond et contagieux. On est mélancolique on est mélancolique, on est bipolaire on est bipolaire et, comme dit Lénine, « il faut travailler avec le matériel existant ». Il faut faire quelque chose de cela.
Il faut admettre que l’on n’est pas là pour être heureux mais pour en savoir un peu plus, pour acquérir à l’usage une vue plus juste et plus vaste de l’expérience humaine. Et la bonne surprise, c’est qu’il arrive que le bonheur, ou au moins des éclairs de bonheur surviennent, comme Lacan disait que la guérison peut survenir en analyse, « par surcroît ». Ce surcroît-là me suffit.
Et maintenant, ai-je envie de te demander… Madame du Châtelet disait que la condition pour vivre heureux, c’est de conserver ses illusions. Qu’en penses-tu ?
Qu’on peut aussi bien dire l’inverse. Qu’il faut pour être heureux s’affranchir des illusions et de l’espoir. Mais c’est un peu ma pente, de penser qu’on peut dire tout et son contraire, et je ne suis de toute façon pas un très bon expert en matière de bonheur.
Yoga (P.O.L), 400 p., 22 €
{"type":"Banniere-Basse"}