De “La Maison” à “L’Inconduite”, elle s’est fait une place en écrivant sur sa vie sexuelle. Cette année, l’autrice Emma Becker signe pour la première fois un grand roman érotique : “Odile l’été”. Un dialogue entre deux femmes à propos de leurs désirs, entre souvenirs et fantasmes, qui renouvelle le genre.
Elle met en scène ses désirs, ses aventures, ses émois amoureux et érotiques. Emma Becker s’est réapproprié un champ littéraire – disons, pour aller vite, les femmes qui écrivent sur le sexe – pour en faire son genre à part entière. Si elle s’est fait connaître avec son troisième roman, La Maison (2019), récit de son expérience de prostituée dans une maison close de Berlin, puis a séduit, lors de la dernière rentrée, par l’honnêteté et l’autodérision de L’Inconduite, c’est surtout avec Odile l’été, un roman directement érotique, qu’elle nous a convaincu·es. Publié en avril dernier dans la nouvelle collection de Vanessa Springora chez Julliard, “Fauteuse de trouble”, Odile l’été fait du langage et du récit le centre d’un dispositif érotique qui va se révéler plus féministe qu’on ne le croit.
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Le roman s’ouvre alors que la narratrice a rêvé d’Odile, son amie d’enfance qu’elle n’a pas revue depuis dix ans. Ensemble, les deux petites filles, qui partageaient leurs vacances d’été, ont découvert les jeux sexuels et le plaisir, ainsi que les mises en scène pour l’atteindre. La narratrice va vite retrouver Odile. Elles ont maintenant 30 ans, Odile est mariée, et elles vont se souvenir, se raconter, mêler scènes vécues et imaginées au gré d’un dialogue ingénieux qui permet tout à Becker, y compris de faire se rencontrer ce qui d’habitude ne se rencontre pas : pornographie et humour, prises de risques (évoquer la découverte du plaisir entre enfants) et innocence, mélancolie et ludisme…
Un texte littéraire, solaire, complexe
Si en apparence les hommes sont au cœur des récits que se servent mutuellement les deux femmes, ceux-ci sont pris dans leurs mots, leurs fantasmes qui, mine de rien, font grimper en flèche la température, au point qu’elles finissent par retomber dans les bras l’une de l’autre.
Becker renouvelle le roman érotique en y introduisant un vrai female gaze. Elle signe aussi un texte très littéraire, solaire, fin et complexe, qui, au-delà de la pornographie, ou à travers elle, interroge les possibilités – ou l’impossibilité – d’être heureux·se avec les autres. Regard bleu limpide et teint rose, T-shirt orange, jean et baskets, Emma Becker nous attend dans la cour de l’hôtel Grand Amour, rue de la Fidélité, à Paris. Directe et simple, solaire elle aussi, pétrie de paradoxes qu’elle ne cesse d’interroger dans son très beau Odile l’été, elle se livre sans fard, avant de filer prendre son train pour le sud de la France, où elle vit avec son mari et ses deux enfants.
Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire un roman directement érotique ?
Emma Becker — Quand Vanessa Springora m’a commandé un roman érotique pour sa collection, ça m’a fait très plaisir qu’elle pense à moi car mes relations avec les féministes,
vous y compris, ne sont pas simples. Vous parlez de female gaze concernant Odile l’été, mais au contraire, ce que je voulais montrer, c’est comment deux filles qui ont grandi ensemble sont pétries de male gaze, combien même très jeunes, à un âge où il n’y a pas encore d’homme dans l’équation, cela ressort dans leurs échanges.
Les femmes sont tellement nourries à l’exigence et au désir des hommes que même entre deux petites filles, c’est ce qui se joue. Peut-être que c’est en m’appropriant le male gaze, en en faisant un regard qu’une fille pose sur une autre, que je trouve là le moyen de m’en dégager. Car comment y échapper ? C’est tellement compliqué de réfléchir à soi hors du regard des hommes. C’est peut-être une question qui me tourmente plus que d’autres femmes. J’espère ne pas avoir l’air trop inféodée aux hommes, et pourtant je le suis.
Que recherchez-vous dans le sexe ?
Ma recherche n’est pas tant celle de l’homme que celle de l’intensité. Comment me retrouver dans cet état dans lequel me plonge le fait d’être amoureuse d’un homme ? Finalement, c’est une machine qui ne tourne qu’avec moi-même, les mecs dont je parle sont tous un peu interchangeables. C’est comme une allumette qui se frotte à tout et parfois s’enflamme, mais ce à quoi elle se frotte importe peu. Ce qui compte, c’est ce qui va me faire sentir que je suis vivante. Surtout, quand on a des enfants, tout vous pousse à ne plus être concentrée que sur eux. Même les femmes de votre famille vous rattachent sans cesse à votre condition de mère. C’est ce qui m’entraîne moi-même vers ce bovarysme qui m’agace souvent, car je trouve ça avilissant d’être dans cet état de dépendance affective. Mais que propose-t-on d’autre aux femmes ? On ne leur a jamais appris qu’elles pouvaient être Rodolphe, gai et léger. On ne nous apprend pas à penser à nous, on nous enjoint à servir, les hommes et les enfants.
“Au fond, j’ai toujours voulu écrire sur les femmes et sur ce que c’est que d’être une femme.”
Il y a une certaine mélancolie dans Odile l’été, comme dans L’Inconduite d’ailleurs : les rencontres érotiques avec les hommes échouent à procurer aux deux personnages féminins une forme de totalité. Elles finiront d’ailleurs par faire l’amour ensemble.
Le nombre de rapports que j’ai pu avoir avec les hommes qui ont été faits de petites vexations, de petites humiliations, de droits qu’ils se permettaient sur moi, surtout quand on est plus jeunes qu’eux… Et moi, le nombre de fois où j’ai essayé d’être ce qu’ils voulaient qu’une femme soit. J’ai commencé à écrire Odile en me repassant en tête tous ces fiascos, ces histoires blessantes. Je me suis demandé pourquoi il avait fallu que je passe par les hommes alors que mon premier vertige, ce sont les femmes. Très jeune, j’ai été marquée par La Mécanique des femmes de Louis Calaferte [1992].
Au fond, j’ai toujours voulu écrire sur les femmes et sur ce que c’est que d’être une femme. Les hommes sont un moyen d’écrire sur elles. Lors d’un dialogue avec Catherine Millet, elle me disait qu’elle avait commencé à baiser dans une autre ambiance que la nôtre, où les mecs étaient des potes. Alors que moi j’ai commencé à baiser dans un moment où les rapports entre hommes et femmes étaient sans cesse sous-tendus par la question : qui va prendre le pouvoir sur l’autre ? D’ailleurs dans Odile l’été, ce sont les hommes qui agissent, qui mettent en scène. Même ces fantasmes de brutalité que je décris : qu’est-ce qui m’appartient là-dedans alors que je vis dans un monde où les hommes sont des chasseurs et nous, des proies ? Cette question rend fou, alors peut-être qu’il faut se l’approprier.
Vous parlez de rapports conflictuels avec les hommes, mais vous évitez toute misandrie et amertume dans votre livre…
A-t-on envie d’être les porte-drapeaux d’un féminisme qui ne laisse pas de place à l’affection ? Il faudrait établir un féminisme du quotidien, ne pas vivre constamment en réaction. Je n’irais pas jusqu’à dire que le combat devrait se faire avec les hommes, puisqu’il s’est toujours fait contre eux, mais on vit avec eux, on est amoureuses d’eux, alors la question serait plutôt d’essayer de voir quel terrain d’entente on peut trouver ensemble.
“Plus on grandit, plus les jeux passent à la trappe pour aller plus directement vers le plaisir”
Quel rapport entretenez-vous à la littérature érotique ?
On me reproche d’écrire du roman érotique, alors que je ne pense pas le faire. Ma première lecture érotique a été La Femme de papier de Françoise Rey [1989], c’était très libre et très sensuel – des femmes en pleine possession de leurs moyens. Après, il y a eu Vox de Nicholson Baker [1992]. Odile est un roman érotique parce que je voulais parler de la clé de voûte du début de ma sexualité : les femmes. La sexualité commence pour moi à 6 ans lors de jeux innocents avec une autre petite fille. Et après, plus on grandit, plus les jeux passent à la trappe pour aller plus directement vers le plaisir. Vers 12 ans, elle et moi avons eu cette peur terrible d’être lesbiennes, c’est-à-dire de trahir les hommes, comme si ce que l’on faisait entre nous n’était pas très important, comme une sorte d’entraînement à l’hétérosexualité. Alors que c’était un plaisir tellement facile, évident. Aujourd’hui, je trouve les femmes très belles, mais je ne tombe amoureuse que d’hommes.
Bref, je voulais réfléchir à la naissance de l’hétérosexualité : est-ce un instinct ? une construction ? Il y a une compréhension sexuelle entre deux femmes qu’il n’y a pas avec l’homme. Avec lui, c’est l’inconnu. L’homme, c’est le grand autre et c’est peut-être pourquoi c’est aussi excitant. La pénétration, les mecs, ce sont des vieilles lunes auxquelles je tiens, mais qui provoquent chez moi une remise en question. Est-ce que c’est toujours autant de travail sur soi d’être dans un rapport avec les hommes ? Est-ce qu’être une femme avec eux, c’est toujours une performance ? À quel moment est-on vraiment soi quand on est avec les hommes ?
Qu’aviez-vous pensé de la scène de sodomie écrite par Bruno Le Maire ?
Je pense qu’on parle de plus en plus mal de sexualité. Les hommes ont tout à apprendre des femmes qui écrivent sur l’érotisme. Nous avons baigné dans leur vision de l’érotisme, et la scène écrite par Bruno Le Maire en est encore un exemple. C’est une scène de sodomie sans lubrifiant. Il oublie complètement que la sodomie fait mal. Une femme écrivant la même scène aurait pensé au lubrifiant.
Quand êtes-vous satisfaite d’une scène de sexe que vous avez écrite ?
Quand, a posteriori, j’ai l’impression d’y avoir mis ce qui m’excite intellectuellement. Quand j’ai l’impression d’avoir réussi à décortiquer quelque chose de l’homme, d’avoir regagné une parcelle de mon imaginaire sexuel.
“La sexualité m’émeut. C’est le seul émerveillement gratuit dans ce monde.”
Dans tous vos livres, quelle est la part de fiction ?
Ce que j’écris n’est pas un journal intime, donc la fiction se trouve dans ma façon d’organiser le récit. Dans Odile l’été, c’est la manière dont j’articule mes souvenirs d’enfance, d’adolescence. Odile, elle n’existe pas telle quelle, il y a eu plusieurs Odile dans ma vie. Et Odile, c’est moi aussi, comme toutes les narratrices de mes livres.
C’est excitant d’écrire des scènes érotiques ?
Je prends beaucoup de plaisir à écrire ces scènes, mais sans être excitée. Je peux être excitée en me relisant, c’est de toute façon lors de la relecture que je suis la plus vivante. Et j’écris toujours avec un homme en particulier en tête, et pour lui. Je m’amuse aussi. Par exemple, toutes ces scènes de fantasme avec un groupe d’ouvriers sur un chantier sont grotesques et classistes, je le sais bien, mais c’est un fantasme que j’ai caressé longtemps. Celui d’être juste un corps en train de ressentir, ce que sont les hommes quand ils font l’amour. C’est tellement dur l’abandon, difficile de s’oublier soi-même, de n’être que sensations. Et puis venant moi-même d’une classe sociale qui n’est pas celle dont sont souvent issus les écrivains, majoritairement de la classe bourgeoise, je sais qu’avec eux, sexuellement, ce n’est pas possible, car les bourgeois ne savent pas baiser. D’où mon fantasme d’hommes rudes aux mains calleuses.
Vous vous moquez beaucoup de vous-même dans le livre. C’est ce que permet le dialogue ?
Exactement. Le dialogue me permet d’exprimer les critiques que je pourrais recevoir et de tourner mon fantasme en dérision. J’aime écrire des dialogues. Et puis le dialogue, les mots, le récit érotique, c’est la petite musique qu’on oublie de raconter. On ne parle plus de désir ni de plaisir, seulement de politique. Comme si le choix de baiser avec telle ou telle personne n’était que politique.
Une petite musique qu’on se sert même en se masturbant.
La masturbation, c’est toute ma vie. Dans le secret de la masturbation, les femmes pensent souvent à des femmes. Peut‑être parce que cela fait chuter l’antagonisme que nous ressentons avec les hommes, et qui nous empêche de jouir. Je ne dirais pas que les femmes sont toujours dans la performance avec les hommes, mais presque. Personnellement, j’ai tendance à baiser avant de connaître les mecs car je n’ai pas envie de m’attacher. On peut m’accuser de masculinisme inversé ; bien sûr que j’ai envie de me comporter comme les mecs sexuellement.
Vous écrivez principalement sur le sexe. Pourquoi ?
La sexualité m’émeut. C’est le seul émerveillement gratuit dans ce monde. Et puis j’aime écrire sur le sexe car on y parle de tout à fait autre chose. Quand on parle de sexualité, on parle de son rapport à soi. Je mène un débat ininterrompu avec moi-même. Et si j’écris sur moi, c’est parce que celle en moi qui est en contact avec les hommes, qui est constamment en train d’essayer de se conformer au désir de l’un ou de l’autre, m’est un mystère. C’est qui moi ? Quand est-ce que j’ose être moi ? La vie d’une femme est une vie de morcellement. Peut-être que ça fait des bons livres. Des livres bourrés de ce qui manque aux livres des hommes. Leur vision des femmes et de la sexualité est souvent celle d’un petit enfant.
Odile l’été (Julliard/“Fauteuse de trouble”), 224 p., 20 €. En librairie.
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