A quoi tient le succès mondial des romans d’Elena Ferrante ? « Je suis obsédé par Elena Ferrant et je me soucie peu de savoir qui elle est. Elle est tout simplement le plus grand écrivain contemporain », décrit Natalie Portman, notre rédactrice en chef de la semaine.
Début octobre, le journaliste italien Claudio Gatti a un scoop : il a découvert la véritable identité d’Elena Ferrante, l’auteur de L’Amie prodigieuse (Gallimard, 2014). La révélation est internationale, publiée le même jour dans Il sole/24 ore, la New York Review of Books, le Frankfurter allgemeine zeitung et sur Mediapart. Derrière le pseudo se cacherait la traductrice Anita Raja. Le lendemain, le romancier Michele Serra publie dans L’Espresso : “Laissez à Ferrante le droit à l’absence.”
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Il est vrai que Claudio Gatti avait employé les grands moyens. Affirmant détenir des documents internes à la maison d’édition Edizioni e/o, qui publie Elena Ferrante et emploie Anita Raja pour des traductions d’auteurs germanophones, il a étudié de près les émoluments de Raja ainsi que la valeur de biens immobiliers qu’elle aurait acquis à Rome et en Toscane. Pour en arriver à la conclusion que son train de vie correspondait davantage à celui d’un auteur à succès qu’à celui d’une traductrice.
Le mystère excite les médias
Tout a commencé voilà presque vingt-cinq ans avec la publication, en 1992, de L’Amore molesto (L’Amour harcelant, Gallimard, 1995), porté à l’écran par Mario Martone. Certes, ce pseudo et cet auteur mystérieux qui refusait d’apparaître en public intriguaient. Mais c’est avec le succès de sa tétralogie, débutée en 2011 en Italie avec L’Amica geniale (L’Amie prodigieuse, donc) que les choses se sont emballées. Les médias transalpins se sont passionnés pour cette identité cachée.
Toutes ces années, Elena Ferrante a tenu bon. Elle n’a pas dévoilé son identité même si elle a accepté d’accorder quelques interviews, toujours par courriel. Sauf un, publié en anglais dans la Paris Review en 2015. Il était réalisé par Sandro Ferri et Sandra Ozzola, qui dirigent Edizioni e/o, maison indépendante où Ferrante est publiée depuis le début. Ils sont les seuls à connaître sa véritable identité.
Une fresque racontée à la première personne par Elena
Dans leur article, tout juste ont-ils admis que la romancière avait été interviewée à Naples. Une ville qu’Elena Ferrante connaît bien, décor de ses romans. Au lendemain des révélations de Gatti, Edizioni e/o n’a ni confirmé, ni infirmé les allégations du journaliste, mais a fait part de son indignation dans un communiqué.
Ce qui n’empêche pas le mystère d’exciter les médias, d’autant que la tétralogie se vend très bien partout, en particulier aux Etats-Unis. C’est une fresque de l’Italie d’après-guerre jusqu’à nos jours à travers le destin de deux amies, Elena et Lila, nées dans les années 1950 à Naples et dans un milieu très populaire, le tout raconté à la première personne par Elena.
“Elle est capable de passer du fait divers au mythe”
En France, selon Gallimard, le deuxième tome, Le Nouveau Nom, sorti en janvier, s’est vendu à 100 000 exemplaires en grand format. Le premier tome a atteint les 350 000 en poche. “Un best-seller italien aux Etats-Unis, c’est la première fois que cela arrive”, fait remarquer Françoise Brun, traductrice française de Rosetta Loy. En France, le prochain opus sortira début 2017. En Italie, la tétralogie va devenir une série télé produite par la RAI, et le tournage d’un documentaire consacré au mystère Ferrante vient de débuter à New York.
Comment expliquer ce succès ? “Elle est capable de passer du fait divers au mythe, et c’est le signe d’une très grande”, s’enthousiasme Jean-Noël Schifano, qui a traduit en français son premier livre. Traductrice et chercheuse au CNRS, Chiara Montini avoue s’être laissé prendre par le style Ferrante : “Je me méfiais de l’aspect best-seller, mais on se laisse emporter. Elle sait raconter, c’est certain. Il y a même un côté réalisme magique.”
Pour résumer, Ferrante aurait le mérite de peindre une Italie vue par les femmes, d’une façon à la fois romanesque et crue, abordant sans fard des thématiques dites féminines, comme l’avortement. Un style de narration qui n’est pas sans rappeler Elsa Morante. “Surtout, c’est un roman de formation dont le héros est une femme, résume Antonietta Sanna, professeure à l’université de Pise. Et le processus initiatique se fait entre deux femmes, amies et ennemies, sur un mode violent.”
Vincent Raynaud, son éditeur français, insiste sur la modernité du propos : “C’est une série de quatre livres d’un genre très contemporain.” Résultat : Gallimard a avancé la parution du quatrième et dernier tome. Prévu à l’origine pour 2018, il sortira en octobre 2017.
La passion autour du mystère
Dans un courriel qu’elle nous envoie de Rome, la romancière Rosetta Loy s’enthousiasme moins : “J’ai lu seulement son premier livre et je ne suis pas devenue une fan. La recherche de son identité me rappelle une fameuse pièce : Beaucoup de bruit pour rien”.
Reste la passion que suscite l’utilisation d’un pseudo. Plusieurs noms sont apparus, année après année, et depuis quelque temps l’étau semble se resserrer autour d’Anita Raja, ou son mari, le romancier Domenico Starnone, à moins que ce ne soit les deux. Car si l’idée qu’un auteur masculin se cache derrière le pseudonyme est écartée par beaucoup, l’hypothèse d’un livre écrit à plusieurs mains réapparaît souvent.
“On est en train de parler d’un écrivain qui n’existe pas.” Sandro Veronesi
“Je pensais que ces livres étaient le résultat d’un atelier d’écriture, explique l’universitaire Massimiliano Tortora. Les mécanismes narratifs sont assez habituels et tendent à alterner selon une fréquence régulière.” C’est aussi, semble-t-il, l’avis du romancier Sandro Veronesi. Lorsqu’on l’interroge sur le phénomène Ferrante, l’auteur de Chaos calme s’agace.
“On est en train de parler d’un écrivain qui n’existe pas. Il n’y a aucune relation avec les cas de Pynchon, Salinger, etc. L’être humain Ferrante n’existe pas, c’est tout. Il y a les livres, qui sont assez bien écrits mais tout à fait conventionnels. Et il n’y a rien de politique, de symbolique. C’est une invention bien réussie.”
Un geste politique ?
Derrière cet engouement pour découvrir la véritable Ferrante, Jean-Noël Schifano décèle un nouvel aspect de l’antagonisme Nord-Sud : “Si l’auteur était du Nord et situait ses histoires dans une ville du Nord, il n’y aurait pas eu cet acharnement”, affirme-t-il. Mais peut-être, tout simplement, que Naples fait fantasmer et que l’écriture de Ferrante, romanesque et triviale, traduit une énergie propre à cette ville.
Pour Massimiliano Tortora, l’aventure a eu le mérite de régénérer la critique littéraire italienne, qui a d’ailleurs dû s’emparer d’un phénomène qui, au fond, la dépasse : “Cela conduit à réviser certaines procédures d’interprétation. L’œuvre est souvent lue à la lumière de son auteur. Mais dans ce cas, la critique ne peut traiter qu’avec le texte.”
On peut aussi se demander si cette situation ne ravive pas quelques plaies anciennes chez les Italiens. “Depuis les années 60, fait remarquer Vincent Raynaud, entre le terrorisme d’extrême gauche et d’extrême droite, les crimes de la Mafia, il y a en Italie un goût du complot. Dans les grandes affaires comme l’enlèvement d’Aldo Moro, il y a toujours un mystère dans le mystère. Aldo Moro a été enlevé par les Brigades rouges qui auraient été manipulées par la CIA. C’est assez romanesque en fait, il y a toujours des soupçons, même si la situation s’est apaisée. Sans doute chez certains journalistes traîne l’idée qu’il y a, ici, de nouveaux mystères.”
Du coup, le geste d’Elena Ferrante peut-il être assimilé à un geste politique ? “Ferrante a fait le choix radical de dire non, remarque Vincent Raynaud. Pas de télé, pas de photos, pas d’interviews. En cela, c’est un geste politique. Il est intéressant de noter que son travail d’auteur coïncide exactement avec l’ère berlusconienne, puisqu’elle a commencé à publier plus ou moins au moment où il est devenu président du Conseil pour la première fois. Elle est arrivée au succès à sa façon, elle a imposé ses règles, et c’est assez remarquable.”
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