Alors que les électeurs s’apprêtent à aller aux urnes, sans enthousiasme apparent, on peut s’interroger sur les impasses des élections dans le jeu démocratique. Alors qu’il fut et reste un combat historique indéniable, de plus en plus de politologues réfléchissent à de nouvelles voies d’expression, par-delà le vote. Tirage au sort, rotation… : les citoyens doivent pénétrer l’appareil d’Etat pour revivifier la démocratie.
“Il se passe une chose bizarre avec la démocratie : tout le monde semble y aspirer mais personne n’y croit plus (…) Tout se passe comme si l’on était acquis à l’idée de la démocratie, mais non à sa pratique, ou du moins à sa pratique actuelle.” A l’heure des élections municipales puis bientôt européennes, il n’est pas inutile de prendre au sérieux cette réflexion amère et lucide de David Van Reybrouck, auteur d’un livre argumenté sur la crise de la démocratie représentative, Contre les élections.
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L’auteur, dont le précédent essai, Congo, une histoire (Actes Sud), avait déjà été remarqué, dresse un constat partagé depuis des années par une majorité de citoyens lassés par les impasses politiques répétées. Le “syndrome de fatigue démocratique” a gagné nos sociétés contemporaines. “L’impuissance” est devenue le maître-mot de notre époque : impuissance du citoyen face aux gouvernements nationaux, des gouvernements nationaux face à l’Europe, l’Europe face au monde…
Les indices de cette fatigue sont perceptibles dans tous les pays occidentaux : abstentionnisme, instabilité électorale, hémorragie des partis, suspicion généralisée, dérives populistes… La confiance dans les institutions démocratiques réelles diminue à vue d’œil : les trois quarts des citoyens éprouvent de la méfiance à l’égard des institutions, rappelle l’auteur. Ce rejet peut sembler logique dans la mesure où chacun devine bien que les grands défis de notre époque ne peuvent plus être relevés par les gouvernements nationaux : crise bancaire, changement climatique, crise de l’euro, paradis fiscaux…
Dans leur petit livre A quoi servent les élections ? (PUF), Jon Elster et Arnaud Le Pillouer interrogent, eux aussi, les angles morts de cette démocratie représentative : les élections échouent aujourd’hui à mettre en œuvre les idéaux démocratiques. D’où la question qui se pose : l’élection peut-elle toujours être présentée comme le fondement de la démocratie ? Pour David Van Reybrouck, engagé dans “un combat pour sortir de la curatelle politique et pour la participation démocratique”, il est urgent de “décoloniser la démocratie”, de “démocratiser la démocratie”.
Alors, que faire pour reconsolider une vitalité démocratique éméchée ? D’abord, reconnaître que si la grande question a longtemps été dans l’histoire le droit de vote, c’est aujourd’hui le droit d’expression qu’il importe de redéployer. La première cause du syndrome de fatigue démocratique est que “nous sommes tous devenus des fondamentalistes des élections”. Or, cette fétichisation d’un droit, qui mit du temps à se conquérir dans l’histoire, nous empêche d’imaginer d’autres voies participatives.
“Nous méprisons les élus mais nous vénérons les élections”, estime David Van Reybrouck. “Les élections sont le combustible fossile de la politique : autrefois elles stimulaient la démocratie, de même que le pétrole dynamisait l’économie, mais il s’avère maintenant qu’elles engendrent des problèmes gigantesques et nouveaux.”
On ne peut plus réduire la démocratie à une démocratie représentative et la démocratie représentative à des élections. Le raccourci est contre-productif parce que les règles du jeu ne s’ajustent plus aux évolutions de notre époque. Contre cette conviction inébranlable qu’une démocratie ne peut se concevoir sans élections, l’auteur propose d’élargir le périmètre et les règles de nos démocraties représentatives à travers la réactivation de vieilles procédures comme le tirage au sort ou la rotation, ces techniques déployées au cœur du système démocratique grec. Avec le “conseil des Cinq Cents” ou le “Tribunal du peuple”, les Athéniens ont inventé une démocratie représentative non élective, aléatoire mais vive (en dépit de son inachèvement, notamment en excluant des catégories de citoyens).
Revenant sur le moment fondateur de la Révolution française, David Van Reybrouck rappelle que les élections modernes “n’ont pas été conçue comme un instrument démocratique mais comme une procédure permettant d’amener au pouvoir une nouvelle aristocratie non héréditaire”. De telle sorte que la démocratie élective est demeurée un gouvernement pour le peuple plutôt que par le peuple. Sans remettre en cause les vertus évidentes des élections, l’auteur défend une voie nouvelle : un “modèle bi-représentatif”, c’est-à-dire une représentation nationale issue d’un mécanisme associant élection et tirage au sort.
Les deux modes de sélection ont leurs vertus : “Les compétences de politiciens de métier et la liberté de citoyens qui n’ont pas à se faire élire”. Plutôt qu’en rire ou d’en relativiser la portée politique, on peut faire le constat avec lui que cette idée circule depuis des années dans l’espace public. Beaucoup défendent par exemple les vertus de la démocratie “délibérative”, dont les modalités restent diverses : jurys citoyens, conférences de consensus, débats publics, assemblées citoyennes, parlements populaires…
La question est de savoir comment l’ancrer dans des mécanismes institutionnels. En France, le politologue Yves Sintomer a proposé il y a déjà quelques années non pas de faire de l’Assemblée ou du Sénat une chambre tirée au sort, mais d’enrichir le système d’une nouvelle chambre, tirée au sort parmi des candidats volontaires, qui pourraient se pencher sur des enjeux politiques de long terme. Habité par le même souci d’un élargissement de la représentation, au-delà de son horizon purement technocratique, l’universitaire allemand Hubertus Buchstein a proposé un second Parlement européen, constitué de citoyens tirés au sort. Pour contourner les impasses démocratiques, perçues par tous, nous aurions collectivement intérêt à permettre à des citoyens tirés au sort de faire structurellement partie de l’appareil d’Etat.
Toutes les expériences de forums de citoyens témoignent d’ailleurs du dévouement et de l’approche constructive des participants tirés au sort. L’élection n’a, en outre, pas toujours été tenue pour “le moyen le plus équitable, le plus efficace et le plus transparent de distribuer les charges et les honneurs publics et de désigner ceux qui devaient contribuer à la fabrication de la loi”, estime l’historien Olivier Christin dans une passionnante réflexion sur l’histoire du vote avant le suffrage universel, Vox Populi (Seuil), dont la lecture élargit la problématique de l’élection. En s’attachant à toutes les formes possibles de vote durant le bas Moyen Age et l’époque moderne, l’auteur ouvre, par l’exploration de formes politiques anciennes mal connues, la perspective sur la question du vote.
“Nous ne pouvons plus raconter l’histoire de la décision politique de manière linéaire, écrit Olivier Christin, et sur le mode d’un élargissement continuel de la participation des individus à la chose publique, par exemple à travers l’extension du droit de vote à de nouvelles catégories de citoyens (les pauvres, les femmes, puis les étrangers communautaires dans certaines circonstances), ni tenir le triomphe de la règle majoritaire pour un acquis irréversible ou un socle de la démocratie que personne ne songe sérieusement à contester puisqu’en mettant toutes les voix à égalité cette règle semblait être une des conditions de possibilité de l’individualisme démocratique”.
En rappelant et détaillant minutieusement les pratiques électives d’avant le suffrage universel dans les villages, les ordres religieux, les conclaves, les universités ou les académies dans toute l’Europe d’avant le XVIIIe siècle, Olivier Christin entend “prendre congé des récits téléologiques enchantés et ethnocentriques, célébrant l’avènement conjoint de la liberté politique, de la pacification des conflits politiques, du citoyen moderne”.
A sa manière, par le biais d’une histoire ancienne, il exprime aussi les limites de la tyrannie majoritaire. Sa préhistoire de la démocratie, écrite selon une approche anthropologique, interroge le sens et les angles morts du vote actuel. Car on votait plus aux XVIIe siècle qu’au XIXe, c’est-à-dire au moment où la démocratie représentative s’est imposée. Le laboratoire des pratiques électives de l’époque moderne qu’il explore nous renvoie à nos impasses actuelles.
Il nous incombe aujourd’hui de revitaliser les pratiques décisionnaires, de consolider réellement la représentativité des institutions représentatives, de réinventer des dispositifs de parole. Le chantier démocratique est immense mais urgent. Jean-Marie Durand
David Van Reybrouck, Contre les élections (Babel)
Olivier Christin,Vox Populi, une histoire du vote avant le suffrage universel (Seuil)
Jon Elster, in A quoi servent les élections (PUF)
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