À l’occasion de la sortie de “Changer : méthode”, Édouard Louis offre aux “Inrockuptibles” un texte passionnant écrit au moment où il travaillait à ce nouveau livre. Prononcé lors d’une conférence à Berlin, retravaillé ici pour nous : autour de la réinvention de soi et du passage d’une classe sociale à l’autre, l’écrivain n’évite aucune question.
Si changer est synonyme d’abandonner, conférence à l’université Humboldt de Berlin en 2019.
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Lundi, 13 h
Depuis plusieurs jours maintenant, j’essaye d’écrire. L’université Humboldt de Berlin m’a invité à prononcer une conférence le mois prochain et j’ai décidé de parler de métamorphose et de réinvention de soi.
J’essaye d’écrire mais chaque phrase, chaque mot sonne faux et métallique à la fois, toutes les formules que je tape sur le clavier de l’ordinateur dégagent une odeur de cendre – pourquoi ?
Imre Kertész note dans son journal, quand il est confronté à la difficulté d’écrire : “Tout écrire, comme cela viendra (mais cela ne vient pas).”
Parfois, je rêve de pouvoir dire, sur cette estrade où on attendra de moi que je prononce mon texte, que je suis désolé, que j’ai tenté d’écrire quelque chose mais que j’ai échoué.
Comment réagiraient les gens dans la salle, est-ce qu’ils seraient en colère, déçus, soulagés, peut-être, de pouvoir rentrer chez eux ?
Il me semble qu’il existe quelque chose de profondément émancipateur dans l’aveu de l’échec.
Quand j’ai commencé à écrire des livres, les premières fois, parce que je me rendais compte que l’écriture était incroyablement difficile, je me souviens, je lisais des biographies ou des entretiens d’auteurs que j’admirais, Toni Morrison, Anne Carson, William Faulkner ou Imre Kertész, et chaque fois que je lisais une phrase de l’auteur qui confessait qu’elle ou qu’il échouait aussi, parfois, je me sentais plus fort. De lire Toni Morrison ou William Faulkner disant “j’ai échoué” me donnait plus de force que n’importe quel encouragement de type “tu peux le faire” ou “c’est possible”.
Pendant des mois j’ai cherché obsessionnellement ces mots : “J’ai échoué.”
Dans le livre que j’ai consacré à la vie de mon père, j’ai expliqué comment pendant toute mon enfance je l’avais entendu répéter presque chaque jour qu’un homme ou un garçon ne devait pas pleurer, que seules les femmes pleuraient, et pourtant, si je me tourne vers le passé, je vois que lui – mon père – pleurait sans cesse, quand il avait trop bu, quand il était heureux, quand il se disputait avec ma mère.
Ma mère, elle, ne pleurait jamais.
Si mon père pleurait, c’est qu’il reproduisait, à travers ses discours, une norme de la masculinité à laquelle il n’arrivait pas lui-même à se conformer ; il échouait. Est-ce que les choses auraient été différentes si un autre homme du village était venu voir mon père un jour dans la cour derrière la maison où il coupait du bois ou sur le trottoir dans la rue où il bricolait sa voiture, et si cet homme lui avait dit qu’il échouait lui aussi, que lui non plus n’arrivait pas à correspondre à cette norme ?
L’histoire est peut-être en vérité l’histoire d’une succession de normes face auxquelles nous échouons.
Peut-être, alors, qu’une parole sur l’échec pourrait constituer un premier pas vers la remise en cause de ces fictions que nous créons malgré le désajustement entre elles et nos corps, la fiction de la masculinité, de ce qu’est un homme, la fiction de ce qu’est un écrivain, ces fictions qui peuvent continuer à conditionner nos vies pendant des siècles alors même que tout le monde échoue plus ou moins à les incarner.
Je voudrais affirmer ici que parler d’échec, c’est, en un certain sens, présenter la réalité telle qu’elle est, en dehors d’un ensemble socialement constitué d’idéologies, de mythes et d’attentes.
Peut-être, l’aveu de l’échec représente-t-il la forme la plus radicale de l’autobiographie.
Conclusion : Je dis j’échoue, donc je dis Je.
*
Mais je reviens au sujet que j’ai choisi de traiter : CHANGER.
En cherchant une définition de ce mot en ligne, j’ai trouvé :
CHANGER
- Substituer (quelque chose) pour quelque chose d’autre.
- Remplacer (quelque chose, quelqu’un) par quelque chose ou quelqu’un d’autre.
- Abandonner, quitter (une chose, une personne) pour quelque chose ou quelqu’un d’autre.
Une question :
Qu’est-ce qu’on abandonne quand on change ? Qui est-ce qu’on abandonne ?
Lundi, 15 h
Je relis des livres qui racontent les itinéraires de personnes qui ont changé, c’est-à-dire qui se sont re-inventées et qui ont fui de toutes leurs forces un passé qu’elles ne désiraient plus ou qu’elles ne supportaient plus. Le Rouge et le noir de Stendhal bien-sûr, Bel ami de Maupassant, Le Père Goriot de Balzac, centré sur la figure de Rastignac, Retour à Reims de Didier Eribon, La Bâtarde et La Folie de tête de Violette Leduc, les livres d’Annie Ernaux, Au bonheur des dames d’Émile Zola.
Dans Au bonheur des dames, une jeune femme, Denise, arrive à Paris depuis une petite ville de province. Elle est embauchée dans le premier grand magasin en libre-service de France, et là, elle devient progressivement quelqu’un d’autre, une autre personne, elle s’élève dans la hiérarchie du magasin et apprend de nouvelles manières d’être, de se comporter, de s’habiller, liées à sa nouvelle position au monde. Le directeur du magasin tombe amoureux d’elle. Tout ça pourrait être une belle histoire, mais plus Denise se transforme et plus elle est détestée par celles et ceux avec qui elle travaille au magasin. Ils l’accusent de vouloir se faire remarquer, de se prendre pour ce qu’elle n’est pas, de se croire supérieure. Une analyse psychologique superficielle se contenterait sans doute de dire qu’ils sont jaloux, mais une approche plus sociologique peut y voir la démonstration que ce que Pierre Bourdieu appelait la reproduction sociale, la reproduction du monde tel qu’il est, avec ses inégalités, ses écarts, ses injustices, n’est pas seulement liée aux institutions comme l’État ou le système scolaire, mais à l’ensemble des individus, qui intériorisent la violence du monde et la convertissent en désir de conservation de la violence du monde, en désir d’ordre, le désir que chacun reste à sa place.
Écrire l’histoire d’un changement, c’est écrire l’histoire des forces qui se mobilisent contre la possibilité du changement.
“L’histoire d’une chose”, écrit Gilles Deleuze, est en général la succession des forces qui s’en emparent et la coexistence des forces qui luttent pour s’en emparer.
La fois où, au lycée, j’ai annoncé aux personnes qui m’entouraient que je voulais m’appeler Édouard, et non plus Eddy, parce qu’Eddy était le prénom que mon père avait choisi pour moi dans les séries américaines qu’il regardait à la télévision, un prénom qui me rattachait à une enfance que j’avais détestée, quand j’ai annoncé cette décision du changement autour de moi, même mes amis les plus proches m’ont répondu, étonnés : “Mais pour qui tu te prends ? À quoi tu joues ? Tu seras toujours Eddy pour nous.” Des phrases de rappel à l’ordre, comme si se prendre pour quelqu’un d’autre était chargé nécessairement, fatalement, d’un sens négatif. Comme si celle ou celui qui changeait usurpait la place d’un autre.
Je comprenais que changer, c’était affronter le monde dans sa totalité.
Lundi, toujours
Avant d’arrêter pour aujourd’hui, je ne dois pas oublier quelque chose ; il ne faut pas oublier la beauté ; l’histoire d’un changement est une histoire de violences successives, oui, mais elle est aussi une histoire de beautés terrassantes, incomparables.
Après avoir pris cette décision de changer de prénom, après des mois passés avec un avocat pour changer légalement mon identité, ce jour où j’ai reçu mon nouveau passeport avec écrit dessus ÉDOUARD, j’ai vécu, je crois pouvoir le dire, une des joies les plus intenses de toute mon existence.
Je regardais mes nouveaux papiers d’identité et je pensais : Ce nom est ton nom maintenant, celui que tu as choisi, celui de de ta réinvention et de ta liberté. Ce nom est le nom de ta liberté.
Il suffisait qu’un ami me demande “comment tu vas, Édouard ?” ou “est-ce qu’il pleut dehors, Édouard ?” pour sentir en moi le mouvement d’une euphorie puissante. Toutes les phrases les plus banales ou les plus attendues du quotidien devenaient des rappels et des preuves de ma liberté, de mon arrachement au passé.
Mardi, 12 h
Si changer est synonyme d’abandonner, qui ou qu’est-ce que j’ai abandonné ?
Je suis conscient des dangers de cette question, parce qu’elle est, d’une certaine manière, une concession au Pouvoir, qu’elle est une manière de demander pardon, peut-être que poser cette question revient à faire ce que le monde attend des transfuges de classes : qu’ils rassurent, qu’ils disent “regardez, je souffre, regardez, j’ai abandonné des choses et des gens, regardez, je suis coupable, coupable d’abandon”. Peut-être que poser cette question n’est rien d’autre qu’un effet intériorisé de la reproduction sociale décrite par Émile Zola dans Au bonheur des dames.
Note pour moi-même : Je ne m’excuse pas d’avoir changé. Je ne vous dois rien.
Mardi, 12 h 15
Et pourtant, je ne peux pas ne pas me poser la question :
Si changer est synonyme d’abandonner, qui, ou qu’est ce qu’on abandonne quand on change ?
Il n’y a pas si longtemps ma mère m’a appelé au téléphone. Elle m’a demandé si j’allais bien et après une courte conversation sur mon petit frère et sur le temps qu’il faisait, des banalités, elle m’a dit qu’elle avait besoin de gagner de l’argent, pour elle, pour sa vie de tous les jours et pour ses “sorties” – je ne savais pas ce qu’elle entendait par là, ses “sorties”. Elle a laissé passer quelques secondes, elle a repris sa respiration et elle a continué : “C’est pour ça qu’il me faudrait un travail. Et j’ai pensé que je pourrais faire le ménage chez toi, être ta femme de ménage. Je viendrai quand tu seras pas là bien-sûr, je te dérangerai pas. Je nettoie, tu laisses l’argent sur la table et je pars. Tu ne me verras pas.”
Je me suis forcé à répondre, malgré la surprise. J’ai essayé, je balbutiais, je lui ai dit que ce n’était pas possible, je ne pouvais pas faire ça. J’ai ajouté que je pouvais lui donner un peu d’argent si elle en avait besoin, mais elle continuait : “Non, non, je ne demande pas l’aumône. Ce qu’il me faut c’est du travail. Réfléchis-bien.”
Quand j’étais enfant avec elle, dans le village, et que je voyais des personnes privilégiées, le maire, les petits châtelains, les propriétaires de la pharmacie, l’épicière, la plupart du temps je les détestais, parce que je voyais en eux tous les privilèges auxquels je n’avais pas eu accès.
Je détestais leur corps, leur liberté, leur argent, l’aisance de leur mouvement.
Si elle m’a demandé de devenir ma femme de ménage ce jour-là, est-ce que cela veut dire que je suis devenu ce corps ?
Est-ce que je suis devenu le corps que je détestais ?
Rappel : Je ne m’excuse pas d’avoir changé.
14 h
Il faudrait tout reprendre :
Je suis né dans un petit village du nord de la France dans lequel, jusqu’à la fin des années 1980, l’usine locale employait presque tous les habitants.
Au moment de ma naissance, dès les années 1990, après plusieurs vagues de licenciements et de délocalisation, la plupart des gens autour de moi étaient au chômage ou survivaient avec les aides sociales. Mes parents avaient arrêté l’école à 15 ou 16 ans, comme leurs parents avant eux et comme leurs enfants – mes frères et sœurs – après eux. Mon père avait été ouvrier à l’usine pendant une quinzaine d’années, jusqu’à ce qu’un poids suspendu par des câbles lui tombe dessus et lui broie le dos. Ma mère ne travaillait pas, ou seulement très occasionnellement pour faire la toilette des personnes âgées du village ; mon père disait que la place d’une femme était à la maison, pour s’occuper des enfants et du ménage.
À 14 ans, je suis parti au lycée. J’étais, comme le décrit Didier Eribon dans Retour à Reims, un transfuge de classe. Étant le premier dans ma famille à commencer des études, et le premier à vivre dans une grande ville, celle où se trouvait le lycée, j’ai été soudainement confronté à des situations totalement nouvelles pour moi. Les autres au lycée parlaient un langage que je ne comprenais pas, ils discutaient de théâtre, de musique classique, de cinéma. À cette époque, je n’étais jamais entré dans un théâtre, ma connaissance se limitait aux quelques sketchs qu’on préparait au collège pour les parents à la fin de l’année, je ne connaissais pas la musique, je ne savais pas qu’une chose comme “l’histoire du cinéma” existait. Même les vêtements que je portais me différenciaient des autres, qui venaient en grande partie des classes moyennes culturelles de la ville. Ils portaient des jeans, des polos, des chemises, quand je portais des survêtements, des baskets colorées, à cause de l’influence du rap dans le monde de mon enfance.
Mardi, quelques heures plus tard
Quelques scènes qui me faisaient ressentir ma différence avec les autres au lycée :
Un après-midi , dans le couloir, une fille a parlé d’un musicien nommé Richard Wagner. Je n’avais jamais entendu son nom. Je percevais la fierté dans la voix de cette fille au moment où elle prononçait le nom de Wagner, un air de distinction, et j’ai eu honte de ne pas savoir qui c’était. Le soir, je me suis connecté sur Wikipédia, j’ai cherché la page de Wagner et j’ai consigné sur un morceau de papier autant d’informations que possible, puis je les ai mémorisées. Le lendemain, je suis allé revoir cette fille et j’ai dit, comme si de rien n’était, avec le ton le plus spontané possible : “La nuit dernière, j’ai écouté Tristan et Yseult toute la nuit. Wagner a toujours été mon compositeur préféré.”
Elle a haussé les sourcils. Elle a pensé que j’étais fou.
( Pourquoi est-ce qu’une même référence avait grandie l’image de cette fille alors qu’elle m’avait, moi, rendu ridicule ? )
Chaque jour, je me comparais aux autres et je comprenais que ma vie n’était qu’une accumulation de négations.
Ils avaient voyagé pendant leur enfance et je n’avais PAS voyagé.
Certains parlaient déjà anglais à 14 ans et je ne parlais PAS anglais.
Ils connaissaient les noms de Jean-Luc Godard et d’Isabelle Huppert et je ne les connaissais PAS.
Une fois, quelqu’un m’a demandé pourquoi mes dents étaient aussi abimées. J’ai menti. Je n’ai pas dit que le dentiste était un luxe dans ma famille, que se soigner les dents apparaissait comme une chose secondaire, sans vraie importance. J’ai répondu à la place que mes parents étaient des intellectuels, des sortes d’héritiers de Mai 68, tellement concentrés sur les choses intellectuelles, l’art, la politique, la littérature, qu’ils en négligeaient le corps.
Une autre fois, j’ai raconté à une nouvelle amie que j’avais passé une partie importante de mon enfance à jouer aux jeux vidéos, parfois neuf, dix heures de suite dans une journée. C’était une des rares personnes à qui j’avais parlé de la pauvreté chez moi, à la maison. Elle s’est étonnée : “Mais étant donné le prix des jeux videos, pourquoi est-ce que ta famille ne prend pas plutôt un abonnement au journal Le Monde ou au New York Times ? Ça les aiderait à s’élever.”
Je n’ai pas su quoi répondre.
Entre l’âge de 8 et 14 ans, une fois par semaine, je partais avec ma tante au supermarché de la ville la plus proche. Je passais la semaine à me préparer et à attendre cette sortie. J’arrivais avec ma tante dans l’immense magasin aux environs de 14 h, dans l’odeur des viandes et du pain chaud, et j’y passais la journée, jusqu’à six ou sept heures du soir, sans presque rien acheter si ce n’est une canette de Coca et quelques bonbons, simplement là, entre les rayons, fasciné par la prolifération infinie de marchandises à laquelle je savais, sans me le formuler, que je n’aurais jamais accès. Les personnes que je rencontrais au lycée avaient passé leur week-end au théâtre ou au cinéma, au zoo, moi au supermarché.
J’ai compris que je ne pouvais pas parler de ça à mes nouveaux amis, qu’ils auraient ri ou qu’ils n’auraient pas compris.
Mercredi, 17 h
Dîner avec Didier et Geoffroy hier. Je leur parle des textes que je lis pour préparer la conférence de Berlin.
Dans son livre sur l’histoire de la masculinité et de la virilité, l’historien George Mosse démontre comment l’idéologie de la virilité s’est fondée, historiquement, sur le rejet d’individus considérés comme faibles. L’invention de la virilité dans le monde moderne, selon Mosse, est liée à l’élaboration sociale de “contretypes” que les promoteurs de la virilité vont exclure pour fonder l’idée même de virilité : les homosexuels, les femmes, le juif perçu comme efféminé.
Si l’on suit Mosse jusqu’au bout, on peut dire que devenir, construire une identité, c’est d’abord et avant tout faire un effort pour se définir contre, un effort pour ne pas être : être viril, c’est ne pas être faible, ne pas être gay, ne pas être femme, ne pas être vu comme efféminé. Selon Mosse, l’identité est, avant tout, une énergie négative. L’identité est une construction de spectres qu’il faut repousser afin de constituer une définition de soi.
Mercredi, 19 h
Lettre imaginaire à ma mère :
Chère M.
Nous avons tous nos spectres, et quand j’ai commencé à changer, tu es devenue ce spectre. (Je suis désolé.)
Après quelques jours au lycée, chacun de mes gestes, chacune de mes décisions est devenue une lutte pour être différent de toi. Tu n’as jamais été aussi présente dans ma vie qu’après mon départ. La façon dont je choisissais mes vêtements, ma façon de marcher, tout était fait contre toi. Tu es devenue, pour reprendre le concept de Mosse, mon contretype.
J’ai cessé de me gratter violemment le nez devant les autres, comme tu le faisais et comme j’avais appris à le faire.
J’ai tenté d’éradiquer mon accent du Nord, parce que je ne voulais pas avoir cet accent que tu avais. Effacer cet accent, c’était aussi t’effacer.
Je n’ai plus voulu regarder la télévision, comme on le faisait à la maison.
Les premières fois que je suis allé au théâtre et que j’ai découvert Krzysztof Warlikowski, Thomas Ostermeier, Anne Teresa De Keersmaeker, tu es apparue dans mes pensées et je me suis chuchoté, pour moi-même : “Je suis loin d’elle désormais.”
Dans Retour à Reims, Didier Eribon explique qu’après avoir quitté sa famille, pour faire des études, il envoyait parfois des cartes postales à sa mère, pour entretenir un lien “aussi ténu que possible”. Quand je t’envoyais des cartes postales, je ne tentais pas de maintenir un lien, même ténu. Je le faisais pour te montrer que je n’étais plus comme toi, que je faisais partie de la classe sociale de ceux qui voyagent (je suis désolé).
Si changer est synonyme d’abandonner, alors tu étais cette part de moi que j’ai abandonnée pour devenir quelqu’un d’autre.
Mercredi, toujours
Une chose importante, quand il est question de réinvention de soi, est de ne pas surestimer la violence du changement. Je dois être prudent. Je relis mes notes écrites ces derniers jours et je constate que j’ai beaucoup digressé sur la violence potentielle induite par la transformation, pourtant il faut aussi se méfier, il me semble, d’une certaine façon de surestimer la violence du changement qui n’est rien d’autre qu’une forme de contentement de soi suspect, une célébration de soi, et une manière détournée de se rassurer : “J’ai changé.”
Si je me demande à quel point le changement est violent pour ceux qui entourent la personne qui change, c’est que je considère implicitement que ces derniers s’en soucient, qu’ils se soucient de celles et ceux qui partent.
Un souvenir :
C’est le printemps. C’est un an après le lycée, je suis étudiant en sociologie et en philosophie à Paris. Ce jour-là, j’avais appelé ma mère pour lui dire que j’allais venir lui rendre visite dans le village. C’était un grand moment pour moi, je n’y étais pas retourné depuis des années. J’avais déjà élaboré une tragédie en moi, celle du fils qui revient après des années de silence, c’était une belle image, mais quand j’ai appelé ma mère pour lui dire que je revenais elle m’a répondu qu’elle n’était pas disponible. “Pourquoi ?” je lui ai demandé, et elle m’a rétorqué qu’elle devait voir une de ses nouvelles amies. J’ai insisté, en lui disant que je n’étais pas venu depuis des années, que son amie n’habitait qu’a quelques centaines de mètres de chez elle et qu’elles pouvaient se voir n’importe quand, mais elle m’a répété qu’elle était désolée, elle ne pouvait pas.
Voilà ce que j’ai été forcé de comprendre : elle ne m’avait pas attendu. Pendant des années, j’avais construit, inconsciemment, l’idée selon laquelle les gens que j’avais laissés derrière moi en partant m’avaient attendu. Mais j’avais tort. Je vivais ma vie, et ils vivaient la leur. Assia Djebar formule la même conclusion quand elle retourne dans sa famille après des années d’absence et qu’une voix susurre en elle : “Tu croyais donc qu’ils t’attendaient ?” Après ce coup de téléphone à ma mère, je me répétais cette même phrase : “Tu es parti, et tu croyais donc qu’ils t’attendaient ?”
Si changer est synonyme d’abandonner, changer est aussi synonyme d’être abandonné.
Jeudi, 13 h
Au lycée, je me suis peu à peu réinventé.
J’ai changé ma façon de parler, mes intonations, le rythme de mes phrases.
J’ai changé ma façon de penser, en accord avec les choses que j’apprenais au lycée, et les idéaux de gauche que j’y découvrais et dans lesquelles je me reconnaissais.
J’ai changé ma façon de manger. Chez mes parents, mon père disait que les légumes étaient pour les “filles”. Il n’en mangeait jamais. À la ville, j’ai découvert que manger des légumes était considéré comme quelque chose de positif, un signe de distinction même, une pratique pour prendre soin de soi. À 16 ans, pour la première fois, j’ai goûté une tomate (ma mère avait dû m’en donner quand j’étais très petit, mais je ne m’en souvenais pas). Je me souviens de ma découverte du goût de la tomate, de sa saveur de terre et de soleil. Je ne pense pas que beaucoup de gens se souviennent de leur première tomate.
J’ai changé aussi mes vêtements, pour ressembler aux autres lycéens. Un jour j’ai jeté tous les vêtements associés à mon enfance, jogging, vestes de survêtement, etc, dans une poubelle, et avec de l’argent que je gagnais en travaillant dans une boulangerie, j’en ai acheté de nouveaux.
J’ai changé mes dents, en commençant un long traitement d’orthodontie.
J’ai changé ma manière de rire. Je m’entraînais pendant des heures devant un miroir parce que j’avais honte de mon rire, trop bruyant, trop populaire selon les autres. Je me suis entraîné jusqu’à ce que ce rire mimé devienne mon rire vrai.
Est-ce qu’il faut raconter tout ça au cours de la conférence ? Est-ce que tout ça a la moindre importance pour les autres ?
Raconter l’histoire d’une métamorphose, c’est rendre d’autres métamorphoses possibles.
Raconter l’histoire d’un changement, c’est rendre d’autres changements possibles, ou en tout cas pensables.
Note pour moi-même : Ce n’est évidemment pas si simple.
Jeudi, 18 h
Lectures, toujours.
Dans La Distinction, Pierre Bourdieu fait apparaître une tension quand il s’agit de définir le système des classes sociales. Pour Bourdieu, les classes, en plus de l’inégalité économique, sont définies par un système différentiel de goûts, différents modes de vie, différentes manières de s’habiller, d’écouter de la musique, de décorer sa maison : préférer le piano à l’accordéon, le tennis au football, l’opéra à la variété américaine, etc. Pourtant, après avoir établi cette structure des classes, Bourdieu ne cesse de démontrer à quel point cette structure est instable, mouvante ; si les classes dominantes se caractérisent par certains goûts (piano, tennis, grands vins, etc), ces classes dominantes ont aussi un pouvoir sur leur propre goût et sur la définition de ce qu’est un goût légitime, pouvoir que les dominés n’ont pas. L’auteur de La Distinction démontre par exemple qu’écouter Tchaïkovsky et Strauss est une pratique qui distingue, mais si un ou une représentante des classes dominantes préfère Madonna ou Petula Clark à Strauss, ce choix sera socialement perçu comme distingué, et d’autant plus distingué qu’il apparaîtra comme audacieux, risqué, précisément par ce qu’il émane d’une personne des classes dominantes.
En vérité, pour Bourdieu, un choix de la classe dominante sera toujours considéré comme une source de distinction : soit parce qu’il est légitime (Strauss), soit parce qu’il est audacieux (Madonna), comme si rien ne pouvait échapper aux classes dominantes ou les dévaluer, comme si, poussée jusqu’au bout, la sociologie devenait une science des ontologies transcendantes, c’est-à-dire d’identités et de réalités qui existent sans relation avec ce qui existe au niveau pratique et quotidien.
Comment comprendre les règles d’un monde dans lequel les règles peuvent changer sans cesse, et ce pour que les dominants gagnent toujours, et que les dominés perdent toujours ?
Une scène :
Je suis dans la cour du lycée, près de la bibliothèque. Clothilde, dont les parents sont enseignants, parle de littérature avec l’assurance de quelqu’un pour qui les livres ont toujours été une évidence. Les autres l’écoutent. Je ne dis rien. J’ai quatorze ans et à cet âge-là, je n’ai jamais lu, je ne connais pas les noms des auteurs que Clothilde prononce, alors je ne dis rien.
Soudain, ils parlent d’un auteur nommé Boris Vian. Ce n’est pas la première fois, son nom a été prononcé déjà, il me semble que c’est un écrivain que beaucoup ont lu pendant l’été, mais quand le garçon en face de Clothilde mentionne J’irai cracher sur vos tombes, Clothilde répond : “Je n’aime pas beaucoup Boris Vian. C’est tellement banal ! C’est ce que tout le monde lit.”
Je l’observais.
J’étais impressionné, et même subjugué par le ton qu’elle avait employé, le pouvoir qui émanait d’elle quand elle avait dit cette phrase.
Pourquoi est-ce que je n’étais pas elle ?
Pendant des jours, j’ai pensé à elle, à la distinction qui auréolait sa personne.
Deux ou trois jours plus tard, j’écoutais de la musique dans un couloir du lycée, et Clothilde m’a parlé. J’avais enfoncé mes écouteurs dans mes oreilles, j’agitais la tête, j’avais voulu qu’elle me remarque et j’avais gagné, elle s’était arrêtée près de moi et elle m’avait parlé. J’avais retiré les écouteurs pour l’entendre me demander : “Qu’est-ce que tu écoutes ?”
Ma réponse était prête depuis plusieurs jours. J’ai haussé les épaules, j’ai pris l’air le plus décontracté possible et j’ai répondu : “Oh, c’est un groupe qui s’appelle Tryo. Mais je les aime de moins en moins, ils ont trop de succès, c’est vraiment devenu ce que tout le monde écoute.” Je mentais. J’adorais ce groupe et leur musique, mais je voulais prouver à Clothilde que j’étais aussi sophistiqué qu’elle.
Elle a fait une pause de quelques secondes, elle m’a regardé et enfin elle m’a dit : “Mais c’est tellement bête de penser comme ça. Je veux dire, si tu les aimes, tu devrais être heureux qu’ils aient du succès, tu devrais être content pour eux. C’est tellement bête.”
Je ne pouvais pas croire à sa réponse. Est-ce qu’elle n’avait pas dit le contraire à propos de Boris Vian quelques jours avant, à peine ?
Maintenant sa nouvelle réponse me paraissait la plus évidente, la plus intelligente et la plus distinguée.
J’ai rougi et je n’ai rien dit.
Est-ce que Clothilde était destinée à toujours gagner contre moi, qu’importe ce qu’elle disait, parce qu’elle venait d’un milieu plus privilégié que le mien ?
Est-ce que cette scène prouvait ce qu’on peut trouver en lisant Bourdieu, à savoir que la sociologie, poussée jusqu’à l’extrême, devient une science des ontologies dans laquelle ce qui est fait ou dit n’a plus d’importance face à un système de classes immuable ?
Jeudi soir
Il apparaît pourtant que changer, c’est devenir un témoin du monde, de ses écarts et de ses injustices. C’est vivre dans sa chair différentes classes, différents milieux, et comprendre, d’une manière incomparable, presque indicible, la laideur du fonctionnement du monde.
Si changer est synonyme d’abandonner, changer est aussi synonyme de comprendre.
Lettre imaginaire à mon passé :
Il y a quelques années à Paris, j’ai rencontré un homme, peut-être dans un bar ou peut-être sur Internet. Je l’ai suivi chez lui, un immense appartement avec un grand canapé blanc. Lorsque j’ai voulu m’asseoir sur le canapé, il m’a tendu un verre de vin et il s’est exclamé : “Attention avec le canapé, c’est de l’ours polaire !”
Le jour d’après, j’ai rendu visite à mon père dans le Nord et j’ai vu son corps détruit par une vie de misère et de pauvreté, de travail à l’usine ou comme balayeur.
En voyant son visage craquelé, abîmé, j’ai pensé à l’homme et son canapé en ours polaire, sans doute un multimillionaire, au prix du vin qu’il m’avait servi et qui devait coûter ce que mon père gagnait en un an de travail, pour une famille de sept personnes, et alors j’ai ressenti une colère et un désespoir que je ne peux pas décrire, que je ne peux qu’essayer d’illustrer.
Lettre imaginaire à mon passé :
Quand j’étais enfant, il y avait un château dans le village à côté du nôtre. Un jour la propriétaire du château a proposé à ma sœur de venir travailler le temps d’une soirée, pour servir les châtelains et leurs invités. Ma sœur a demandé si je pouvais l’accompagner, venir l’aider à faire la vaisselle dans les cuisines, et sa demande a été acceptée. J’avais douze ans, nous avons passé des heures dans une petite cuisine, ma sœur faisait des allers-retours dans le salon et la salle à manger, je nettoyais des assiettes, des morceaux de nourriture flottaient dans l’eau grisâtre de la vaisselle. À un moment, un des invités, un peu ivre, est passé près de la cuisine et a dit à quelqu’un d’autre à propos de ma sœur : “Elle est un peu limitée intellectuellement mais elle est très gentille.”
Plusieurs années après, pendant un dîner de la bourgeoisie culturelle à Paris, où j’avais été invité, et où des personnes servaient les plats et les boissons, un homme a dit à propos d’une serveuse, avec du mépris dans sa voix : “Qu’est ce qu’elle est maladroite celle-là.” Elle était là, à quelques centimètres de lui, et il parlait à la troisième personne. Je voulais dire à cette femme que j’étais de son côté, que je ne ressemblais pas à ces gens qui dînaient, que je ne les aimais pas, mais je n’ai rien dit. J’étais paralysé.
Lettre imaginaire à mon passé :
Un jour j’écrirai sur toutes ces choses. Je le promets.
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