L’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule et d’Histoire de la violence nous envoie un instantané de sa vie à Big Apple, où il s’est installé il y a quelques mois.
février, premier jour
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Réveil. Onze heures. Le bruit de Manhattan, au loin. Sirènes de police, moteurs, hurlements. A côté de moi, posé sur le lit, ouvert, le livre de Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, que j’ai lu hier jusqu’au milieu de la nuit.
A l’instant où mes yeux s’ouvrent une réflexion de Primo Levi me revient, enveloppe ma conscience et m’empêche de penser à quoi que ce soit d’autre pour le reste de la journée.
Levi raconte qu’au fil des années qui passaient, après son retour d’Auschwitz, il se percevait lui-même de moins en moins comme le témoin direct de la violence des camps de concentration. Ou du moins, il disait qu’il ne faisait pas partie de ceux qui avaient éprouvé cette violence à son degré le plus poussé, ceux-là étaient morts – c’est étrange, même le mot violence paraît faible et dérisoire ici.
Primo Levi explique que ceux qui ont éprouvé la violence des camps jusqu’à son extrémité la plus terrible ont précisément été tués ou réduits au silence par elle. Ceux qui ont été frappés par la violence la plus extrême ont, par définition, été détruits par cette violence, et ce n’est que ceux qui ont été épargnés à certains moments ou qui ont bénéficié de quelques infimes instants de répit qui ont pu témoigner de la Shoah – répit, bénéficier, tous les mots perdent leur sens. Primo Levi va même jusqu’à dire : seuls ceux qui ont été “privilégiés” à certains moments dans les camps ont pu revenir et parler des camps, et l’expression “privilégiés” me pousse au bord des larmes.
Si ceux qui ont éprouvé la violence dans son intégralité ne peuvent par définition pas en témoigner, alors témoigner, c’est toujours parler pour quelqu’un d’autre, à la place d’un autre. C’est lui donner sa voix. Etre témoin de la violence, c’est être le témoin de cette impossibilité, de cet échec. C’est lutter désespérément contre l’impossibilité absolue.
deuxième jour
Soleil. J’ouvre mes mails au café, en prenant mon petit déjeuner. Je réponds à quelques-uns, découragé d’avance en pensant qu’il faudra répondre aux réponses, puis je pars rejoindre Ocean à Bryant Park, derrière la Public Library.
Ocean (Vuong – ndlr) a publié son premier recueil de poèmes il y a quelques mois, Night Sky with Exit Wounds. Nous avons la même éditrice en Allemagne, c’est elle qui nous a présentés l’un à l’autre. J’ai lu les poèmes d’Ocean juste après l’avoir rencontré et pendant des semaines j’ai été bouleversé, je ne savais plus penser à autre chose.
Ocean est né au Vietnam, dans une famille analphabète. Sa mère ne sait pas écrire son nom. Ils ont émigré en Amérique quand il était enfant. Ils ont fui.
Nous passons l’après-midi à rire, à dire des choses sans importance et à parler de littérature.
Ocean me raconte une histoire : un jour sa mère est venue écouter une de ses lectures dans une librairie. C’était la première fois qu’elle entrait dans une librairie. A la fin de la rencontre, le public a applaudi Ocean. Alors sa mère est venue vers lui, elle pleurait. Ocean lui a demandé ce qui lui arrivait. Elle a répondu : “Je n’aurais jamais pensé qu’un jour autant de Blancs applaudiraient un de mes enfants.”
quelques jours plus tard (c’est toujours le mois de février)
J’essaye de travailler, je ne fais rien. Parfois mes journées sont comme ça, je n’arrive pas, je peux rester six, sept heures devant l’écran sans écrire un seul mot, la journée est longue, je cherche des manières de la faire passer plus vite, je déploie des stratégies, je me tends des pièges à moi-même, je reste sous la douche le plus longtemps possible, je compte le temps, je vais acheter du mauvais café au supermarché et tandis que je marche, je pense “ça fera dix bonnes minutes de perdues”, je vais à la Poste où je n’ai rien à faire, et je me répète aussi, encore, “dix bonnes minutes”, et tout le temps j’espère que la journée va se terminer mais dès qu’elle est terminée, je panique, je voudrais la retenir, je voudrais que le temps ne passe plus, et le lendemain la situation se reproduit, je me lève et la journée devant moi a l’air sans fin possible, jusqu’à la fin effectivement atteinte que la panique remplit.
Ce jour-là vers quinze heures je capitule. Je vais à la salle de sport dans l’Upper West Side et je cours, je cours de toutes mes forces.
Fin d’après-midi. Je reçois un message de Xavier (Dolan) qui me dit qu’il est en Angleterre pour terminer le tournage de son prochain film, The Death and Life of John F. Donovan, et quand je vois la vitesse à laquelle il travaille tout en faisant des films si importants, j’ai encore plus honte de n’avoir rien fait.
Le soir je bois beaucoup pour ne plus penser.
plus tard encore
Un éditeur italien me contacte. Il s’apprête à publier des livres de James Baldwin encore jamais traduits en Italie, et il me demande d’écrire une préface. J’accepte. Chaque matin je me réveille – toujours à la même heure, aux alentours de dix heures et demie –, je vais marcher à Central Park, je bois quelques cafés et je remonte à l’appartement pour travailler. J’ouvre les œuvres de Baldwin, je lis, je prends des notes, j’essaye de former des phrases.
Quelque chose me frappe dans son livre The Devil Finds Work : quand Baldwin, qui vient d’une famille de pasteurs pauvres, découvre la littérature et le cinéma, alors que dans son enfance les gens autour de lui étaient plutôt privés de l’accès à la culture, il se lance dans une espèce de course pour voir et pour lire le plus d’œuvres possible sur la vie des Noirs en Amérique, sur l’exclusion dont ils sont l’objet, il se cherche dans ces œuvres, il essaye de trouver dans l’art des représentations de lui-même, de sa vie – et il doit lutter pour ça, car il se rend compte que la culture s’adresse la plupart du temps aux Blancs.
Mais voilà : plus il lit de choses sur ce qui lui apparaît comme étant lui-même, sur le monde dans lequel il a grandi, sur la vie des classes populaires noires, et plus il devient une personne différente, plus il se différencie du monde de son enfance, jusqu’à devenir l’écrivain qu’il est devenu.
Comme si voir ce qu’il est lui permettait de voir toutes les logiques sociales qui l’ont constitué et qui ont formé son corps, le racisme, l’oppression, la pauvreté, et comme si prendre conscience de tout cela lui permettait justement de produire une forme de distance par rapport à ces forces sociales, d’essayer de s’en dégager et d’inventer sa liberté.
Se voir, se transformer, il n’y a pas de différence.
La nuit, je suis fatigué de lire en anglais (une bonne partie des essais de Baldwin n’existent pas en français) et je lis Impatience de François Bon. Magnifique.
février, la suite
Je continue de travailler sur Baldwin. Le plus souvent, je commence à écrire vers midi et je m’arrête autour de dix-huit heures, à bout de forces. Je vais marcher plusieurs heures dans la ville, je descends les avenues de Central Park jusqu’à Wall Street, j’essaye de substituer l’épuisement physique à la fatigue intellectuelle.
Le soir au restaurant je retrouve Tash Aw, le grand écrivain malaisien.
mars
Pluie. Laideur de New York, parfois. J’allume la télé et je tombe sur l’interview d’un homme politique républicain. Quand il parle je sens le dégoût qui remplit mon corps. Je voudrais vomir.
Je l’écoute parler de la nécessité pour les Etats de faire des économies. Quand il prononce le mot “économies” il veut dire qu’il faut affamer les pauvres encore plus, déposséder les Noirs encore plus violemment. Mais il ne le dit pas. C’est ça la droite : le mensonge. La gauche dit ce qu’elle veut faire, augmenter les allocations familiales, transformer le système scolaire, augmenter les impôts des plus riches. Mais la droite, elle, ne dit jamais ce qu’elle veut vraiment, réellement faire. Elle ne dit jamais : nous allons affamer les pauvres et mettre en prison les Noirs. Ce qui caractérise la droite, c’est ce décalage entre ce qu’ils font et ce qu’ils disent qu’ils font. Parfois la gauche trahit ses promesses, c’est vrai, mais c’est autre chose, ne pas tenir une promesse et faire du déni la définition même de son discours et de son être, ça n’a rien a voir.
Le soir, Skype avec Didier (Eribon) et Geoffroy (de Lagasnerie), comme toujours quand je suis en Amérique. Ils me manquent. Terriblement. Didier travaille avec Thomas Ostermeier qui adapte Retour à Reims pour le théâtre, leur collaboration marche très bien, Didier a l’air heureux et je suis heureux de le voir heureux – il me semble que l’amitié c’est aussi simple, et aussi beau que ça.
Lectures du mois : Purge de Sofi Oksanen, Infidèles d’Abdellah Taïa et La Convocation d’Herta Müller.
avril
Ce mois-ci, En finir avec Eddy Bellegueule sort aux Etats-Unis. La soirée de présentation du livre se fera sous forme de dialogue avec Teju Cole à la librairie Albertine.
J’arrive à la librairie. Dehors, la tempête. Le vent était si fort qu’il a projeté mon corps sur le trottoir dans la rue, je marchais et je suis tombé, renversé par une bourrasque.
Le dialogue commence, et au milieu de la soirée, quelqu’un dans la salle me demande si dans Eddy il y a des choses que je n’ai pas dites sur mon père.
Soudain un souvenir me revient. Très souvent les rencontres comme ça produisent cet effet, elles bouleversent ma mémoire.
Il y a longtemps, j’avais 12 ans, je marchais avec ma meilleure amie Amélie dans les rues du village où j’ai grandi, c’était la nuit, et tout à coup nous avons trouvé un portable par terre, sur l’asphalte. Nous l’avons ramassé et nous l’avons gardé.
Quelques jours plus tard la police a appelé mes parents pour leur dire que j’avais volé un téléphone. Je trouvais l’accusation exagérée, mais mon père paraissait croire la police plus que moi. Il est venu me chercher dans ma chambre, il m’a giflé et il m’a emmené au commissariat.
Il n’a rien dit dans la voiture mais quand nous nous sommes assis devant la police, tout de suite mon père s’est mis à me défendre, avec une force que je n’avais jamais rencontrée ni dans sa voix ni dans son regard. Il leur disait que je n’aurais jamais volé un téléphone, que je l’avais trouvé, c’est tout. Il disait que son fils – moi – allait devenir un professeur, un médecin, il ne savait pas encore, qu’en tout cas il – moi – ferait des “grandes études”, que son fils n’avait rien à voir avec les délinquants (sic). Qu’il était fier de moi. Je ne savais pas qu’il pensait tout ça de moi (qu’il m’aimait ?). Pourquoi est-ce qu’il ne me le disait jamais ?
Plusieurs années après, quand j’ai fui le village et que je suis allé habiter à Paris, quand le soir dans les bars je rencontrais des hommes et qu’ils me demandaient quelles étaient mes relations avec ma famille, je leur répondais toujours que je détestais mon père. Ce n’était pas vrai. Je savais que je l’aimais mais je ressentais le besoin de dire aux autres que je le détestais. Pourquoi ? Je reproduisais la même chose que lui quelques années plus tôt, d’une autre façon mais c’était la même chose qui se passait : exactement comme il ne me disait jamais qu’il m’aimait, et que je l’avais découvert par hasard face à la police, je ne voulais pas admettre ce que je ressentais pour lui. Est-ce qu’il est normal d’avoir honte d’aimer ?
Après la rencontre avec Teju Cole, nous allons dîner, Tash (Aw) vient avec nous et il y a aussi l’équipe d’Albertine, que j’adore. Une femme à côté de nous interrompt Tash pour lui dire à quel point elle a été bouleversée par son dernier roman, publié en France sous le titre Un milliardaire cinq étoiles.
Lecture de la nuit : relecture de La Supplication de Svetlana Alexievitch. Chef-d’œuvre absolu.
avril, toujours
Je suis invité à une fête organisée par la revue The Paris Review.
Quand j’arrive je croise Lorin (Stein), nous parlons un long moment. Dès qu’il s’éloigne je ressens une solitude infinie. Je regarde autour de moi : je vois la bourgeoisie new-yorkaise en smokings et robes de gala, je vois les serveuses et les serveurs qui portent des plateaux avec dessus des coupes de champagne. Je voudrais m’enfuir.
Ce que je vois, c’est la capacité de la bourgeoise à prendre un verre sur un plateau sans jamais regarder la personne qui les sert, en continuant leur conversation, comme si les serveurs n’étaient pas là. Je serais incapable – je veux dire même techniquement incapable, sans renverser le plateau – d’ignorer quelqu’un à ce point-là.
Combien d’années faut-il d’apprentissage et de dressage dans la bourgeoisie pour réussir à faire ça ? Combien de temps est-ce qu’il faut pour apprendre à ignorer ?
La bourgeoisie c’est l’apprentissage de l’ignorance (le dictionnaire dit : “L’ignorance est un décalage entre la réalité et une perception de cette réalité”).
(une voix dans ma tête : et si la bourgeoisie regardait les serveurs, est-ce que cela rendrait plus acceptable le fait que des humains servent des humains ?)
Je bois le plus possible. Le lendemain j’envoie un mail à Zadie (Smith) : “Je suis désolé si je t’ai dit des choses bêtes hier, j’avais trop bu (vague souvenir que nous avons parlé de son dernier roman Swing Time).” Elle me répond : “Ne t’en fais pas, j’étais encore plus soûle que toi, je ne me souviens de rien.”
mai
Election présidentielle en France. La politique me fait pleurer. J’étais à New York déjà le jour de l’élection présidentielle américaine, en novembre. Je mangeais au restaurant avec Adam, le patron avait installé des écrans partout dans la salle pour que les clients puissent suivre l’annonce des résultats, et je me souviens de la façon dont la salle s’était vidée, comment les sourires s’étaient effacés sur les visages.
J’étais arrivé vers sept heures du soir et tout le monde était certain de la victoire de Clinton. Et puis progressivement les résultats s’étaient affichés sur les écrans et le silence avait saturé tout l’espace du restaurant (et n’importe quelle personne qui connaît New York sait que le silence n’est pas une chose habituelle dans cette ville ).
J’ai lu il y a une semaine à peine le témoignage d’un homme qui a survécu au crash d’un avion. Il racontait que quand l’avion chutait depuis le ciel vers le sol à une vitesse à peine imaginable pour un corps, personne ne parlait ou criait, personne ne pleurait, mais au contraire il y avait dans la cabine de l’avion le silence le plus profond que cet homme ait jamais entendu. C’est le même silence qui avait rempli la salle du restaurant le soir de la victoire de Trump.
Pourtant en France les choses sont différentes. La gauche a été forte pendant la campagne présidentielle. La gauche, que ce soit celle d’Hamon ou celle de Mélenchon, a été forte parce qu’elle a refusé de parler le langage de la droite et de l’extrême droite. Pendant la campagne on n’a presque pas entendu parler d’islamisme comme ils disent, ou de sécurité, ou de guerre. Le Pen a essayé d’imposer ces sujets mais elle n’a pas réussi, elle parlait toute seule. La grande défaite de la gauche c’est quand elle répond à la droite.
Je suis troublé par exemple aux Etats-Unis de voir que les journaux progressistes passent leur temps à parler de Trump, à tenter de prouver qu’il a tort. Pourquoi montrer qu’il se trompe et qu’il ne dit pas la vérité, alors que tout le monde le sait déjà ?
Le problème, surtout, c’est que quand la gauche répond à la droite elle s’enferme dans les problèmes que la droite choisit, au lieu de poser ses propres problèmes, d’inventer son propre langage. En répondant à la droite, la gauche légitime les problèmes posés par la droite. Elle ratifie ses questions comme des questions dont il est possible de parler.
J’ai toujours pensé au contraire que la démocratie devrait consister à fermer certains débats autant qu’à en ouvrir – à rendre certaines questions impossibles.
La démocratie, que la gauche doit incarner, devrait consister à dire : il y a des questions auxquelles je ne répondrai pas, car y répondre, même d’une manière critique, c’est les rendre légitimes. “L’islam est-il un risque ?” ne doit pas être une question, car répondre à cette question, même en disant que non, c’est faire exister cette question. “Deux femmes devraient-elles avoir le droit d’élever un enfant ensemble ?” ne doit pas être une question non plus.
Il faudrait remettre le silence au cœur de la politique contemporaine – un autre type de silence que celui dont je parlais avant – et dire : je ne répondrai pas à telle ou telle question, car elle ne me paraît pas acceptable. La droite peut en parler mais je ne lui répondrai pas.
La gauche d’Hamon ou de Poutou ou de Mélenchon a été puissante pendant cette campagne, car quand Le Pen insultait les musulmans ou les femmes ils ne lui ont pas répondu. Ils ont posé leurs propres problèmes : le revenu universel, les retraites, les violences policières, l’immunité parlementaire et l’absence d’immunité ouvrière.
C’est grâce à cette capacité de la gauche en France à être forte parfois que Le Pen a perdu une fois de plus l’élection et que j’ai pu célébrer sa défaite dans le West Village avec Tash, Maaza (Mengiste ) et Zadie (même si Macron m’inquiète, inutile de le préciser).
Lecture : Alexievitch, encore.
Un jour, il faudra décider si je pars ou si je reste dans cette ville.
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