Avec la sortie d’un Crumb inédit, la maison d’édition Cornélius fête ses trois décennies d’existence sans renoncer à ses exigences en matière de bande dessinée. Rencontre avec son fondateur Jean-Louis Gauthey.
“Il y a deux ans, je demandais à Robert s’il avait des projets éventuels de livres et il m’a répondu par la négative, raconte l’éditeur Jean-Louis Gauthey, fondateur de la maison Cornélius. Je voyais qu’il consacrait plus de temps à s’occuper de ses petits-enfants ou à faire de la musique qu’à dessiner. Je lui ai dit : ‘finalement, tu es trop heureux pour faire de la bande dessinée’. Une théorie qu’il a validée”. C’est ainsi que Robert Crumb, 77 ans, figure majeure de la BD américaine vit tranquille dans le Gard avec son épouse, l’autrice Aline Kominsky-Crumb.
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“S’il dessine peu et ne donne plus d’interviews, son œuvre reste encore pleine d’énergie et précieuse d’autant que l’on en découvre encore des pans entiers.” Ainsi, vient de paraître chez Cornélius, Sans Espoir, une compilation de planches conçues entre 1967 et 2002, pour la plupart jamais traduites en français. On y croise Bo Bo Bolinski, le loser alcoolique et d’autres personnages éphémères comme Hipman, créés par le dessinateur américain pour peupler ses gags acerbes et refléter sa vision sans illusion de l’humanité. “Ce livre est axé sur l’aspect ridicule et peu prometteur de l’espèce humaine”, commente Jean-Louis Gauthey.
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L’éditeur connait très bien l’œuvre de Crumb : depuis Mister Nostalgia en 1998, il a publié sous le bastion de Cornélius une dizaine d’anthologies du créateur de Mr Natural – quatre ou cinq sont encore prévues. Robert Crumb est même, depuis trente ans, son premier auteur maison. “Crumb était dans cette position assez étrange : sans être considéré comme un has been, il n’avait plus d’éditeur en France. J’ai profité du fait qu’il venait de s’installer en France et je me suis présenté avec toute ma candeur”, se souvient Jean-Louis Gauthey. La collaboration aurait pu tourner court : leur premier livre commun, Harlem, fait les frais de l’inexpérience du jeune éditeur en matière de fabrication. “Crumb a vu que j’étais honnête. J’ai cessé la commercialisation d’un livre que je considérais comme raté. Les échecs ont été aussi constitutifs de l’identité Cornélius.”
Bande dessinée japonaise
En trois décennies, la maison est devenue synonyme d’exigence et de livres soignés. Tourné vers les œuvres contemporaines – récemment le formidable L’Entaille d’Antoine Maillard – Jean-Louis Gauthey trouve aussi son équilibre en réhabilitant le patrimoine de la bande dessinée. “De façon générale, celle-ci entretient mal son histoire. Pour moi, c’est aussi important de montrer de nouveaux talents que de faire redécouvrir ceux qui ont injustement été oubliés.” Il a ainsi remis sous la lumière la dessinatrice française Nicole Claveloux qui, suite à la sortie de La Main verte et autres récits a reçu au festival d’Angoulême 2020 un Fauve d’honneur bien mérité pour l’ensemble de sa carrière.
Pendant une décennie, après des “voyages d’études” au Japon, il a essayé de convaincre le Japonais Yoshiharu Tsuge qu’il était pertinent de traduire ses histoires en français. “Il pensait ses intentions d’auteur trop liées au Japon, à sa culture.” Depuis, les recueils de Tsuge comme La Vis ou Les Fleurs rouges ont stupéfait par leur modernité. Editeur d’auteurs japonais majeurs – Shigeru Mizuki, Osamu Tezuka et d’autres – Gauthey refuse cependant de créer une collection autour du manga. “On peut définir un artiste par son esthétique, pas par sa nationalité. Pour moi, la bande dessinée est mondiale, elle peut porter des noms différents selon les pays… ça reste de la bande dessinée ! J’ai horreur de ce qui cloisonne. J’ai extrêmement de difficultés à définir Cornélius mais notre moteur reste de nourrir la curiosité des lectrices et des lecteurs.”
Reconnaissance
Lui creuse son sillon en dehors des modes – les adaptations, les biographies dessinées ou documentaires. “Si Cornélius a publié de l’autobiographie avec, par exemple, Lewis Trondheim, on propose autre chose que cette «BD du réel », une invention d’éditeurs, qui représente aujourd’hui plus de la moitié du marché. Je me réserve le droit de développer ce qui relève plutôt de l’imaginaire, de la poésie, de l’étrangeté ou du mauvais esprit.” Guidé par l’envie, il a aussi une haute idée de ses responsabilités quand il s’engage sur un livre. “Un contrat c’est une feuille de papier, moi je parle d’un pacte moral. Je ne peux pas me permettre d’éditer quelqu’un si je n’ai pas la conviction que je vais pouvoir contribuer à sa reconnaissance”. Ce pacte lui vaut la fidélité et la confiance des Américains Daniel Clowes et Charles Burns – qui publiera la suite de Dédales à la rentrée – mais aussi d’auteurs français. “Quand Ludovic Debeurme et Pierre La Police pensent à moi pour des livres, ce qui est arrivé récemment, je trouve ça extraordinaire. Ils pourraient se faire du fric ailleurs, Cornélius n’est pas l’éditeur qui offre les plus grosses avances. Mais on assure un soutien permanent à tous nos livres et, sur le long terme, on fait toujours aussi bien en termes de ventes que les gros éditeurs”. Définitivement, Cornélius préfère le temps long.
Robert Crumb Sans espoir (Cornélius), 104p., 20,50€, traduction Jean-Pierre Mercier
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