Le 24 avril, on célèbre le centenaire du génocide arménien. Survivant de la Shoah, l’écrivain allemand Edgar Hilsenrath a consacré un roman à la tragédie. A lire d’urgence.
Il n’y a pas que Kim Kardashian qui soit accueillie comme une star en Arménie. L’écrivain allemand Edgar Hilsenrath, 89 ans, est considéré là-bas comme un héros national. En 2006, il a reçu des mains du président de la République d’Arménie Robert Kotcharian le prix national de littérature et a été nommé docteur honoris causa de l’université d’Erevan. C’est un livre – et non une émission de téléréalité comme on peut s’en douter – qui a valu ces honneurs à l’auteur du mythique Fuck America. Paru en 1989, Le Conte de la pensée dernière apparaît aujourd’hui comme l’un des romans les plus importants sur le génocide arménien. Et il est l’œuvre d’un Allemand, juif, rescapé de la Shoah.
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Né en 1926, Edgar Hilsenrath a survécu à quatre années passées dans un ghetto roumain pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a raconté cette expérience dans son premier roman, Nuit, chronique crue, suffocante et sans pitié de l’anéantissement. Quelques années plus tard, dans Le Nazi et le Barbier, il revient sur cette période mais donne cette fois à l’horreur la forme d’une farce noire. Après ces deux livres, Hilsenrath n’a plus envie d’évoquer l’Holocauste.
En revanche, frappé par le silence qui entoure le génocide arménien de 1915, le premier de l’histoire, il décide de consacrer un roman à ce massacre organisé par le gouvernement des Jeunes-Turcs qui coûta la vie à plus d’un million d’hommes et de femmes. Dans une interview donnée à Valérie Toranian à l’occasion de la première parution française du Conte de la pensée dernière en 1992, l’écrivain a ces mots magnifiques : “J’étais un Arménien au moment du génocide durant toute la rédaction du livre !” La journaliste lui demande comment il se sentait alors. “Comme un chien”, répond-il. Le livre est aujourd’hui réédité dans une traduction révisée (avec un nouveau titre, Le Conte de la dernière pensée), alors qu’on célèbre le centenaire du génocide.
Les Arméniens ne sont plus des fantômes mais des vivants
Sur le point d’expirer, Thovma Khatisian, né en 1915 dans un village d’Anatolie, revoit défiler sa vie et celle de son peuple. Un conteur, le meddah, lui remet en mémoire les événements, même ceux qui ont précédé sa naissance, et permet à l’âme de Thovma – sa dernière pensée – de contempler le passé.
Comme tout conte, le récit débute par la traditionnelle formule “Il était une fois”. Mais la première image qui surgit n’a rien de féerique : trois Arméniens pendus à l’une des portes de la ville de Bakir. Les exactions viennent de commencer. Le père de Thovma, Wartan Khatisian, paysan et poète, est emprisonné et torturé, accusé d’espionnage. Dans une scène d’interrogatoire absurde, digne d’une pièce de Ionesco, les autorités turques, désireuses de prouver qu’il existe une “conspiration arménienne mondiale”, tentent de faire avouer à Wartan qu’il est le véritable auteur de l’attentat de Sarajevo contre l’archiduc François-Ferdinand qui déclencha la Première Guerre mondiale.
Au gré des histoires qui s’enchâssent, le roman et l’âme de Thovma migrent vers le village natal de Wartan. Avec une précision d’enlumineur, Hilsenrath ressuscite dans un fourmillement de détails les coutumes des Arméniens d’Anatolie, leurs croyances, les rituels qui scandent leur quotidien : les travaux des champs, les jeux des enfants, les cérémonies de mariage, l’intérieur des maisons, les noms de plats. Par son écriture alerte et parsemée de mots arméniens, il arrache un peuple à l’oubli. Ce ne sont plus des fantômes mais des vivants.
Faire retentir les voix que pendant si longtemps on a préféré ignorer
S’il pare son roman des artifices de la fantaisie en y insérant fables, djinns et légendes, Edgar Hilsenrath, qui s’est rendu en Turquie pour ses recherches, fait également preuve d’une grande précision historique, notamment pour montrer la spirale mortifère qui conduit au génocide : l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs, un parti nationaliste, la guerre qui leur offre un prétexte pour stigmatiser les Arméniens présentés comme des traîtres, des ennemis intérieurs, et leur permet de tuer sans être inquiétés malgré les efforts d’Henry Morgenthau, l’ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, pour attirer l’attention de l’opinion internationale sur ces crimes de masse, les déportations, les convois de femmes, d’enfants et de vieillards affamés à mort. Pour autant, Hilsenrath n’écrit pas en historien. Comme le conteur du livre, il pourrait déclarer : “Je ne dis que la vérité, mais je la dis à ma façon.”
A sa façon, cela signifie mêler sans scrupules le tragique et le burlesque, passer d’un lyrisme aux tonalités quasi bibliques au prosaïsme le plus truculent. Il n’aime rien tant que s’attarder sur des scènes de sexe scabreuses dans les hammams ou sur la description des fesses rebondies des jeunes fiancées. Avec ses digressions en cascades, ses récits de naissances sans cesse modifiées, Le Conte de la dernière pensée rappelle parfois le Tristram Shandy de Laurence Sterne. Mais il évoque surtout Les Mille et Une Nuits. Shéhérazade enchaînait les histoires pour échapper à la mort ; Edgar Hilsenrath, lui, se lance dans une course de mots effrénée pour lutter contre l’oubli, cette seconde mort, et faire retentir les voix que pendant si longtemps on a préféré ignorer.
Dans l’épilogue poignant, un ministre turc s’inquiète : “Les chuchotements des Arméniens morts pourraient franchir la frontière et être entendus partout. (…) Si tous ceux qui furent des victimes en ce bas monde se manifestaient soudain par des lamentations chuchotées, il en résulterait à coup sûr un chuchotement assourdissant.” Le Conte de la dernière pensée se fait l’écho de tous ces chuchotements. Et résonne comme un cri salutaire.
Le Conte de la dernière pensée (Le Tripode), traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, 560 p., 24 €.
Edgar Hilsenrath sera à Paris jusqu’au 25 avril : rencontres le 22 à la librairie Le Divan, le 23 aux Cahiers de Colette, le 24 à la librairie du cinéma MK2-Quai de Loire et le 25 à la librairie galerie Le Terrier, le-tripode.net
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