Boîte de Pandore, l’ouvrage fait remonter de l’abîme de nombreuses personnalités littéraires, célèbres ou moins connues, qui se sont adonnées aux psychotropes.
“Dans la vallée, un coq a poussé son premier cocorico et moi j’entends qu’il crie ‘Katmandou-ou-ou-ou !”
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Charles Duchaussois, Flash ou le Grand Voyage
La première fois que Cécile Guilbert m’a parlé de son projet d’anthologie des drogués littéraires (Ecrits stupéfiants), c’était il y a huit ans devant le Panthéon. Nous devions poser ensemble pour un photographe dans une voiture décapotable à quelques mètres de l’hôtel des Grands Hommes. Une idée de Yan Céh et de L’Officiel Voyage ou Air France Madame.
La veille j’étais sorti seul au Montana et je m’étais réveillé le matin couché sur le lit non défait d’une chambre d’hôtel, la numéro 19 de l’hôtel de Beaune que je surnommais « la suite overdose ». Sur mon ventre était ouvert Pour Marx de Louis Althusser (une drogue dure non citée par Cécile). Tous mes vêtements étaient couverts de sang. Impossible de me rappeler comment la soirée s’était terminée ni même comment j’étais sorti du terrier noir de la rue Saint-Benoît.
Peu à peu, durant la séance photo, des images me revenaient d’une fille que je ne connaissais pas qui m’avait jeté un verre à la figure et avec qui je m’étais battu, mais lentement, harmonieusement, à coups de bouteilles. L’affaire s’était bien finie puisque je me souvenais par flash que nous nous embrassions à l’aube dans l’impasse des Deux-Anges derrière l’hôtel.
Réminiscences
Je ne connaissais pas assez Cécile pour lui raconter tout ça, mais je me souviens d’en avoir parlé avec Yan. La cocaïne à haute dose, en ce qui me concerne aux alentours d’une prise de deux grammes, rend incohérent et amnésique.
J’ai cessé de me droguer un an après mon mariage et je le regrette souvent. A tort puisque je m’aperçois depuis quelque temps que mon caractère s’est tellement durci que je peux rester des après-midi entiers dans ma chambre à regarder mes groles comme le faisait le junkie de William S. Burroughs (Ecrits stupéfiants page 518).
C’est la préface de Naked Lunch, lue une nuit d’été au 127 boulevard Saint-Michel chez Nicole Cartier-Bresson, qui a éclairé à jamais ma lanterne sur la douceur de vivre avec un singe accroché sur le dos. Baudelaire avait préparé le terrain mais le ton abrupt et la franchise triviale de Burroughs m’ont secoué. La drogue ne m’a jamais aidé à écrire, elle m’a montré qu’il y avait une facture à payer à la réalité pour pouvoir en parler : la redescente, le manque, la dèche.
Cocaïne et autres plaisirs solitaires
Dans son avant-propos, Cécile Guilbert parle franchement de son expérience de la drogue et elle évoque « les ravissements spéciaux et étrangement différenciés que produit le plaisir quand il est solitaire ». Il y a un lien spécial entre la drogue à haute dose, l’autodestruction et les plaisirs solitaires. Je ne me suis jamais autant masturbé qu’à l’époque cocaïne. Je pouvais tenir des nuits entières parfois devant la glace ou dans des postures invraisemblables d’autoérotisme SM proches de celles qui ont dû tuer David Carradine.
>> Lire aussi Cécile Guilbert : “On se drogue toujours pour s’augmenter”
La cocaïne est souvent traitée de drogue sociale… Rien de plus faux. C’est un outil masochiste et si j’en reprenais aujourd’hui je pense que je me retrouverais tout de suite les couilles attachées au plafond…
Après un tunnel d’un jour ou deux, il m’arrivait de relire au petit matin toujours des textes que je connaissais bien : Nerval, De Quincey ou Roger Gilbert-Lecomte. De ces trois plaisirs solitaires, seules la lecture et la drogue ne sont pas compatibles, sauf à les réunir dans une sorte de communion céleste où le sens critique est totalement oblitéré. Ce sont des extases à partir de mots plutôt que des lectures au sens propre. Les souvenirs revenaient en pleurant. Et d’abord celui de mes amies les mortes…
Stupéfiants souvenirs
L’été où je lisais Paul-Jean Toulet (sans connaître la fumerie d’opium de la rue Greuze citée page 296) et Jacques Rigaut sans savoir qu’il prenait de l’héroïne, la première personne que j’ai vue se shooter s’appelait Laure Chérasse. Fille d’un producteur de cinéma, elle vivait rue du Cherche-Midi au niveau de la boutique de troc Chercheminippes dans un studio où il y avait un poster de Marlon Brando dans L’Equipée sauvage. Elle avait 16 ans, elle était lesbienne et portait deux ailes d’anges peroxydées au-dessus des tempes.
Nous avons couché tous les trois ensemble pendant quelques semaines rythmées par les fêtes et le gin tonic
Elle avait un corps ferme et adorait se battre. Elle jouait du saxophone dans le groupe Gazoline avec Alain Kan. Je l’ai rencontrée au début septembre 1979 à l’ouverture d’une boîte rue Saint-Denis j’étais avec mon premier amour, Marceline, morte l’année dernière. Nous avons couché tous les trois ensemble pendant quelques semaines rythmées par les fêtes et le gin tonic. C’est elle qui nous a présenté Edwige (morte en 2015) un soir aux premiers Bains Douches.
Nous écoutions sur l’électrophone de mes parents Heroin de Lou Reed et Speed My Speed de son chef de groupe, mais elle a toujours refusé que nous nous shootions avec elle. Elle est morte en 1983. Je ne l’ai revue qu’une fois au bar de la Coupole en 1982, elle avait l’air triste et agressive comme ça lui arrivait parfois.
“Mangeur d’opium”
A la page 491 des Ecrits stupéfiants, chapitre « Euphorica », où je suis allé chercher Jacques Rigaut, je tombe sur une électrique citation de Daumal, lettre à Lecomte en 1928 : « Yvonne George chante et fait pleurer tout Paris. C’est l’infini toxique. Desnos est à ses pieds (…). Elle est usée, fanée par les drogues, elle lit Aragon et a les yeux bleus les plus liquides que j’aie jamais vus. »
La seconde héroïnomane de ma vie était chanteuse en play-back (I Will Survive), elle avait les yeux noirs et s’appelait Pakasoth Rachavongtong, un nom de garçon laotien. Ma grand-mère m’avait donné quelques livres dont une très jolie édition du Mangeur d’opium de Thomas De Quincey. Stock Delamain et Boutelleau, traduction nouvelle d’Henry Borjanne, 1929. Collection A la Promenade. J’habitais à l’époque au 27 du boulevard Saint-Germain, ma fenêtre donnait sur le presbytère de Saint-Nicolas-du-Chardonnay (Chardonnet, pardon).
C’était Sadi, surnommé Ali, puis Ahmed, puis la Shabbanou dans mes livres, qui vivait avec moi à l’époque. Sadi m’avait présenté l’équipe d’un restaurant cabaret de travestis asiatiques, Le Blue Angel, j’étais tombé amoureux de Kay, ou plus exactement Kieck, nom de guerre de Pakasoth Rachavongtong. Elle portait des blousons en satin Kansai Yamamoto, se parfumait avec Opium et conduisait une Golf GTI que lui prêtait un militaire caserné à la porte de Versailles. Nous achetions de l’héroïne brune aux prostituées de la rue Saint-Denis, la plus forte que j’aie jamais consommée.
D’Antonin Artaud à Henri Michaux…
Page 933 (chapitre « Phantastica ») je tombe sur une très vieille connaissance, la poétesse suisse Edith Boissonnas. Là il me faut remonter avant l’époque de Laure Chérasse. La dernière fois que j’ai vu Edith c’était chez mes parents rue Dupin. Je portais des chaussures très pointues, deux tons noir et marron, achetées aux puces de Montreuil et Edith, une dame sérieuse, maîtresse de Paulhan et d’Henri Michaux, a dit à mes parents : « Il est charmant Simon, mais pourquoi met-il des chaussures d’Arabe ? » Ce n’est que plus tard que j’ai lu son article « Mescaline » dans la NRF.
Page 315 : Artaud, « Sûreté générale, la liquidation de l’opium » que j’ai relu à Miami au bord de la piscine de l’hôtel Standard Spa en mars dernier. Voilà un drogué qui a longtemps refusé de se laisser fréquenter. Un peu comme les fous qui vous parlent trop fort dans le métro avec des fulgurances menaçantes.
J’imagine sans fermer les yeux Michaux rampant chez lui avec cet objet biscornu : la problématique baudelairienne
Le passeur, celui qui m’a aidé à le comprendre c’est JoeyStarr (un garçon qui, s’il était un livre, pourrait être rangé dans plusieurs chapitres de cette anthologie) chez lui, immeuble bourgeois près de la salle Gaveau, un jour qu’il préparait un plat créole vers 4 heures du matin. (En présence de Rose Singh surnommée par JJ Schuhl « la fiancée de Frankenstorm », Priscilla de Laforcade et Angie Rubini.) Je me souviens que ce personnage de vaudou, baron samedi à lunettes noires, était torse nu et qu’il jetait des poulets entiers dans une marmite.
A la page 936, juste après Edith Boissonnas (que Léautaud courtisait, je m’en souviens maintenant, chez Florence Gould), je lis à plusieurs reprises la notice Henri Michaux butant sans cesse sur le même mot : « Rampant avec la problématique baudelairienne » au lieu de ce qu’a écrit l’auteure (Cécile Guilbert) « rompant » et j’imagine sans fermer les yeux Michaux rampant chez lui avec cet objet biscornu : la problématique baudelairienne.
Comme il m’arrive de ramper avec un balai pour récupérer un objet roulé sous le lit ou pourchasser une araignée. Connaissance par les gouffres cache sous un titre romantique un côté « petit chimiste amateur », des descriptions d’hallucinations dignes d’un aliéniste qui m’ont donné envie de l’imiter.
… et d’Anaïs Nin à Amélie Nothomb
Page 1041 : Anaïs Nin. Narration d’un trip de LSD. Très frais, très décoratif. Extrait à comparer avec celui d’Edith Boissonnas dont il émane le même charme naïf circa 1955. Dans sa préface, Cécile se reproche de ne pas citer beaucoup de femmes, je trouve au contraire qu’elle en met plusieurs en lumière.
Je pense à Muriel Cerf (bel extrait de l’Antivoyage, page 862 : « Un des pièges du voyage, c’est ça, la chambre aux quatre murs sales où on ne paie pas cher pour s’envoyer en l’air comme chez soi. Alors pas la peine de partir… » (la jolie Muriel Cerf dont j’avais rencontré le mari Stéphane à l’époque où il écrivait les paroles des Bow Wow Wow, avec Malcolm McLaren), je pense aussi à Amélie Nothomb et ce charmant coussin bleu Nattier sur lequel elle fixe son trip page 1017.
Page 1041 : Anaïs Nin. Narration d’un trip de LSD. Très frais, très décoratif
« Le crack jumeau infernal de la cocaïne », annonce Cécile Guilbert dans une tête de chapitre. Que le grand Crack me croque… Il ne faut pas exagérer avec le crack, j’en ai pas mal fumé avec un ami, fils orphelin d’un gangster juif de Miami (on y revient). Rien à reprocher au crack à part une désagréable odeur de plastique brûlé.
Après quelques pipes (pour la notice de fabrication d’une bonne pipe avec un doseur de pastis Ricard et un tampon Jex, un fil électrique en cuivre, voir mon livre Nada exist, J’ai Lu, p. 211) je me suis toujours endormi d’un bon sommeil sans rêves.
Une réjouissante anthologie
Un oubli, il en faut… la science de Cécile, pourtant si secrète et si universelle, a omis Marianne Faithfull. Je parle de Marianne Faithfull écrivaine. Son premier recueil de souvenirs Faithfull est littérairement bon. La description de ses expériences porte une griffe. Celle d’une sainte de l’abîme. Elle s’approche de De Quincey à plusieurs reprises. Je ne crois pas qu’un shadow writer en soit capable.
Beaucoup de découvertes comme le remarquable Eric Maravélias (j’adore la piqûre dans le sexe page 546) ou la krokodil (désomorphine) cette drogue sibérienne (au nom d’un poème épique du philosophe inconnu Saint-Martin) dont Beigbeder (page 1265) m’avait peut-être parlé, mais j’ai oublié. Cette anthologie m’a aussi permis de me replonger dans le formidable LSD 67 d’Alexandre Mathis (page 1076).
Un des meilleurs livres, hypermnésique et fou, au sens des herbes folles qui poussent dans un jardin oublié, que j’ai lu depuis très longtemps, entièrement consacré au quartier Saint-Séverin à la fin des années 1960 « plan commenté – écrit Cécile – d’un certain Paris gothique et manuel d’usage des différents psychotropes (opium, héro, hasch, amphés mais aussi Maxiton, Tonédron, Nembutal, Mandrax et beaucoup d’autres) ».
Je lis d’une seule traite un récit d’agonie, celle d’Aldous Huxley, écrit par sa dernière femme, Laura. Eblouissement
Au rayon « Phantastica », p. 1046, je lis d’une seule traite un récit d’agonie, celle d’Aldous Huxley écrit par sa dernière femme, Laura. Eblouissement. Les récits d’agonie, genre en vogue dans le cercle de Port-Royal, m’ont toujours plu. Autre découverte, Will Self, nom et physique formidable, j’adore son esprit remake dans Dorian ou l’extrait cité d’Un roc de crack gros comme le Ritz. Moi qui écris en ce moment un volume de Prières exaucées à la place de Truman Capote, j’aime ce goût de rembobiner les standards et de les distordre.
Quand je retomberai dans mes erreurs d’autrefois – dans dix ans, vers l’âge de 70 ans – j’aurai plaisir à emporter à l’hôtel des camés le recueil de Cécile qui est très bien rangé par catégorie de drogues, comme la mallette du dealer de Pulp Fiction, un étal de vendeur d’Amsterdam ou de Los Angeles. J’y ai découvert beaucoup d’auteurs et d’auteures que je ne connaissais pas ou dont je sous-estimais l’intérêt.
Il sera rangé désormais dans ma bibliothèque de voyage, entre Un dictionnaire critique des drogues de Ronald Verbeke et La Belle Epoque de l’opium d’Arnould de Liedekerke dont mon ami Descott me disait sobrement : « C’est le premier de sa famille à avoir travaillé… »
Ecrits stupéfiants – Drogues et Littérature de Homère à Will Self de Cécile Guilbert (Robert Laffont/Bouquins), 1440 p., 32 €
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