Blessée dans un attentat en 2004, l’Israélienne Zeruya Shalev explore l’onde de choc qui ravage la vie des victimes et celle de leur famille, dans un roman tout en finesse. Envoûtant.
Avant même de nous plonger dans le cinquième roman de Zeruya Shalev, deux choses font problème : le titre, d’abord (qui aurait envie de lire un livre intitulé Douleur ?), franchement un peu balourd. Puis son avertissement : “Ce livre est le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec une histoire ou des événements réels, ainsi qu’avec des personnes vivantes ou mortes et des noms existants, ne pourrait donc être que totalement fortuite.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Fortuite, vraiment, la ressemblance entre ce qu’a vécu l’héroïne, Iris, victime d’un attentat à Jérusalem dix ans plus tôt, et ce qu’a vécu l’auteure, elle-même victime d’un attentat au même endroit, en allant elle aussi déposer son fils à l’école, en 2004 ? Pour un peu, on aurait presque envie de refermer aussitôt le livre, sur l’air de “mais de qui se moque-t-elle ?”. On aurait tort.
L’onde de choc d’un attentat sur la vie intime d’une femme
Si l’on préfèrerait peut-être que Shalev ait abordé directement, sans les fards de la fiction, cet événement traumatisant de sa vie, il faut aussi, pour mieux la comprendre, rappeler la place qu’elle occupe dans le champ de la littérature israélienne. Au contraire de la génération précédente – Amos Oz, David Grossman, etc. –, Shalev, née en 1959, a toujours refusé d’écrire des romans politiques, engagés, sur la situation israélienne.
C’est sans doute pour cela qu’ici, elle aura choisi de fouiller l’onde de choc (psychologique autant que physique) d’un attentat sur la vie intime d’une femme, de son couple et de sa famille, longtemps après celui-ci. Mais sa famille vaut comme laboratoire de toute une société israélienne, sans cesse meurtrie.
Pas un soubresaut de l’âme, pas un souffle du cœur, n’échappe à cette écriture tout en finesse
Vu ainsi, le roman de Shalev est une réussite. Pas un soubresaut de l’âme, pas un souffle du cœur, n’échappe à son écriture tout en finesse, âpre à décortiquer chaque nuance, chaque inflexion et toutes les facettes de ses protagonistes (au risque, parfois, de répétitions et de longueurs). Iris, la cinquantaine, souffre encore de migraines, de maux physiques, après l’explosion d’un bus qui lui a broyé le bassin ; elle souffre aussi, surtout, d’angoisses récurrentes.
Après avoir vu leur mère anéantie, affaiblie, sans cesse assistée, son fils de 16 ans s’en sort sans trouble, mais sa fille, 20 ans, s’est détachée d’elle comme pour se venger d’une mère devenue distante, froide, à cause de l’attentat.
Sans parler de son mari, avec lequel Iris a cessé tout rapport physique, depuis qu’elle s’interroge sur la suite des microfaits quotidiens qui l’ont menée à se retrouver tel jour, à telle heure, proche d’un bus plastiqué – son mari, qui emmène toujours les enfants à l’école, avait un empêchement ce jour-là ; allait-il rejoindre une maîtresse ? Iris ne lui a jamais pardonné.
En Israël, quand la mort côtoie chacun à chaque instant
Au moment où commence le texte, prise au piège d’une situation familiale obstruée par des rancœurs et des non-dits, Iris retrouve son premier amour, qu’elle n’a pas revu depuis trente ans, et songe même à tout plaquer pour lui. On ne révélera pas le dénouement de ce qui pourrait n’être qu’un vaudeville s’il ne se passait en Israël, quand la mort côtoie chacun à chaque instant, et si la protagoniste n’avait pas été confrontée à ce qu’il y a de plus impensable : l’arbitraire le plus absolu.
“On découvre le goût abominable de la vanité de toutes choses et à partir de là, le retour n’est plus possible”
Comment vivre après ça, comment vivre avec les autres, ceux qui vont bien, ceux qui n’ont pas enduré la même douleur ? “Laissez-moi partir, voilà ce qu’elle voulait leur dire, abandonnez-moi comme je vous abandonne, ça vous paraît difficile alors qu’en réalité, rien de plus aisé. Seule la grande imposture permet à l’humanité de perdurer, elle cache aux êtres humains que le renoncement est plus facile que l’entêtement, mais dès qu’on l’a compris, cela revient à avoir mordu en cachette dans le fruit de la connaissance, on découvre le goût abominable de la vanité de toutes choses et à partir de là, le retour n’est plus possible : à quoi bon manger, boire, se laver et s’habiller, à quoi bon partir et revenir, travailler, étudier, à quoi bon se marier, à quoi bon faire des enfants ?”
Ce sont ces moments de réflexion, ses aphorismes, qui tirent le texte de Shalev vers une universalité qui nous touchera tous. Quand on a acquis cette connaissance, qu’en faire ? Ne serait-ce pas finalement lâche de renoncer ?
La fin nous livrera la clé de cette équation à laquelle tout un chacun s’est heurté au cours de son existence : partir ou rester ? Choisir de ressusciter le passé ou de vivre le présent ? Pas sûr qu’Iris fera le bon choix. Pas sûr non plus que l’autre eut été meilleur.
La plus grande tragédie, nous dit peut-être Shalev, c’est que dans une vie où l’on croit tout contrôler, on ne contrôle vraiment rien. Ne nous restent que quelques ajustements à effectuer, notre capacité de mouvement se retrouvant au fond plus restreinte qu’on ne l’imagine. Au final, le laboratoire familial de Douleur s’étend au pays entier, voire au monde : nous sommes tous responsables les uns des autres.
Douleur de Zeruya Shalev (Gallimard) 416 pages, 21 €
{"type":"Banniere-Basse"}