Nina Yargekov ausculte les soubresauts identitaires des enfants d’émigrés. Dénué de pathos, Double nationalité est une comédie profonde écrite par un auteur qui va compter. Rencontre.
Tout ce que l’on sait de Nina Yargekov, c’est qu’elle aime la tarte au citron meringuée et voulait être espionne – vocation qu’elle a laissée tomber, vu la crise que traverse ce métier depuis la chute du bloc soviétique, explique-t-elle sur le site de son éditeur.
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Finalement, elle est devenue écrivain, une planque comme une autre pour espionner le réel, et plus pernicieusement, s’espionner soi-même. Eternelle agent double dans ses romans en forme d’enquêtes identitaires. Dans Tuer Catherine (2009), la narratrice devait se débarrasser de “Catherine”, une entité qui avait pris possession d’elle, pour se retrouver enfin ; dans Vous serez mes témoins (2011), une fille en deuil finissait jugée par un tribunal imaginaire pour imposture émotionnelle.
“La charge autobiographique est bien sûr forte”
Nina Yargekov dévoile aujourd’hui l’origine de cette dualité dans un ambitieux nouveau roman, Double nationalité, qui risque bien de l’imposer enfin comme un écrivain qui compte. “La charge autobiographique est bien sûr forte dans ce livre. C’est lors d’un voyage en train en Transylvanie que, voyant mes deux passeports, français et hongrois, posés devant moi, je me suis dit qu’il me faudrait écrire un livre qui questionne plus qu’il n’apporte de réponses.”
“Je voulais écrire sur comment on se débrouille de certaines situations quand on a une double culture : est-il possible d’être une seule personne quand on a deux histoires, deux langues ? Et puis, derrière ça, il y avait l’idée qu’il y a plein de choses que les Français d’origine ne soupçonnent pas chez le Français d’origine étrangère. C’est quelque chose qui me pousse à ressentir une grande familiarité avec d’autres enfants d’émigrés. Comme si on se reconnaissait.”
Rkvaa, la narratrice, se retrouve un matin dans un aéroport parisien, seule, outrageusement maquillée, avec un diadème sur la tête, deux passeports dans son sac, et amnésique. La seule chose dont elle se souvienne, c’est qu’elle aime Enrico Macias. Ce sera le point de départ d’une enquête rocambolesque sur elle-même, où toutes les hypothèses, comme autant de versions d’elle-même, vont être évoquées, examinées, voire vécues.
“C’est un livre sur l’identité”
“L’amnésie, ça veut dire qu’elle s’est coupée de son histoire personnelle. L’idée généralement attendue des enfants d’émigrés, c’est qu’ils doivent oublier tout de leurs origines, pour s’intégrer. Et inversement, s’ils veulent retourner dans leur pays d’origine, ils devront tout oublier de leur pays d’adoption. La vraie question pour mon héroïne, c’est : qui est-elle vraiment ? C’est un livre sur l’identité.”
Rester ici ou retourner en Yazigie ?
Qui est-on quand on n’appartient pas totalement à un pays ou à un autre, quand on a deux histoires. Doit-on choisir l’une contre l’autre pour vivre heureux, au risque de tuer une part de soi ? Mais alors, que choisir, dans le cas de la narratrice par exemple : être Française, ou Yazige ? Rester ici, ou retourner en Yazigie (une invention de Yargekov qui serait la Hongrie vue de France) ?
Ce qu’il y a de remarquable avec Double nationalité, c’est que c’est peut-être la première fois qu’un roman prend en charge la question du ressenti de l’émigré et de son trouble identitaire – pas seulement social ou religieux –, sans pathos, misérabilisme ou amertume, et pas par le prisme du regard des autres mais de l’intérieur. Sous couvert d’humour absurde, un ton dans lequel Yargekov excelle, Double nationalité n’évite aucune question grave.
Comme celle d’une tentation d’extrémisme nationaliste, français ou yazige, que Rvkaa va éviter parce qu’elle trouve les premiers absurdes à gémir sur le déclin français alors que la France reste un pays fort, et les seconds, mal habillés. “C’était plus drôle de la faire condamner les nationalistes parce qu’elle les trouve ringards. Je n’allais pas écrire un roman juste pour dire ‘le racisme, c’est mal’. C’est une évidence.”
L’humour devient la plus sûre des armes pour tout décaler
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les évidences, les clichés et autres facilités ne survivent pas sous la plume caustique de Yargekov. Et si la dualité que lui offrent sa double nationalité, sa double culture et le fait d’être bilingue irrigue sa façon d’écrire, c’est justement dans cette impossibilité d’adhérer à toute doxa, même à un supposé dispositif romanesque classique, avec croyance obligée dans un personnage, une histoire. Dans Double nationalité, l’humour devient la plus sûre des armes pour tout décaler, tout remettre en question.
C’est au bar d’un hôtel près de la gare Saint-Lazare (elle vit dans les Yvelines mais gardera secret le nom de la ville) qu’on rencontre cette longue fille tout en noir, timide mais qui n’en rate pas une, polie à l’extrême comme pour donner le change, pesant chaque mot pour ne pas se trahir.
La petite Nina naît le 21 juillet 1980. Ses parents, hongrois, ont fui le régime communiste un an plus tôt pour s’installer dans le Val-de-Marne (là encore, le lieu demeurera secret) avec le statut de réfugiés politiques. Elle grandit dans une bulle 100% hongroise (on parle hongrois à la maison, on lit des livres hongrois, on lui offre des jouets hongrois, etc.) mais va à l’école publique où elle parle le français.
“Qu’est-ce qu’être un enfant d’émigré né en France ?”
“Avoir la mémoire des deux, c’est toujours le plus difficile. Et puis quand on se croit 100% française, il y a toujours un moment où on vous renvoie à votre statut d’étrangère, ne serait-ce qu’en vous signifiant que votre nom est compliqué. On a alors plusieurs choix : être les deux, ou se replier sur l’identité d’origine car on se sent blessé. Qu’est-ce qu’être un enfant d’émigré né en France ? C’était ma question première.”
“On a toujours la tentation de confondre son histoire avec celle de ses parents, cette nostalgie d’un pays où l’on n’a pas vécu, c’est ce que tout émigré peut ressentir. Je suis toujours dans une sorte de mélange des deux identités. Une langue est toujours là pour me rappeler l’imperfection de l’autre. Il y a toujours une frustration qui vous renvoie au fait que vous ne maîtrisez jamais votre langue, quelle qu’elle soit. Il n’y a pas de confort absolu.”
“La réalité, en gros, c’est un vaste bordel”
C’est en suivant une formation de sociologue, puis en se spécialisant dans le judiciaire, que Nina Yargekov découvre les textes de Paul Ricœur, qui seront comme un déclic pour elle : “A travers ce qu’il dit sur la mise en récit de sa vie : le récit, c’est une opération de mise en ordre. La réalité, en gros, c’est un vaste bordel. Et vous pouvez même au cours de votre vie changer son agencement plusieurs fois. Quand j’ai suivi des procès, j’ai bien remarqué que tout tient dans la version des faits que chaque partie va donner.”
“Il y aurait donc en France une communauté de gens qui ont une origine bizarre”
Double nationalité a aussi l’allure d’un conte philosophique du XVIIIe siècle, un genre que l’écrivain a beaucoup lu, mais également, vu le contexte et l’actualité, de roman politique : “Quand j’ai eu l’idée du texte, le climat était plus calme, puis il y a eu cette idée d’un ministère de l’Identité nationale sous Sarkozy. Il y aurait donc en France une communauté de gens qui ont une origine bizarre et qui sont suspectés de squatter la France, d’en être des parasites. Je me sentais personnellement interpellée. J’avais l’impression d’appartenir à ce groupe de gens qui sont originaires de pays inférieurs à la France. Je voyais un vécu commun avec eux et je voulais parler de ça, car je me sentais blessée par ces mesures.”
“Très récemment, pendant ce débat autour de la déchéance de nationalité, quelqu’un a proposé que les binationaux rendent spontanément leur autre nationalité pour prouver combien ils aiment la France. Ça impliquait que c’était une faute d’avoir une autre nationalité, c’était comme de me demander d’aller à la police me dénoncer.”
“Mon livre englobe forcément ces questions de philosophie politique : comment on définit un être humain, comment on le traite, c’est quoi une communauté ? C’est ce que je voulais interroger, c’était la nature d’un ‘nous’, mais sans être donneuse de leçons, sans tomber dans la grande fresque sociologique. Ça, c’était ma hantise.”
Qu’elle se rassure, Double nationalité pencherait plutôt du côté de la comédie, mais d’une comédie profonde : un hybride, comme son auteur, qui prouve qu’on peut être tout à la fois.
Double nationalité de Nina Yargekov (P.O.L), 684 pages, 23,90 €
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