L’universitaire américain Jonathan Crary affirme que même le sommeil est victime des assauts du capitalisme. Dormir bien et beaucoup devient donc une force de résistance. Cool.
Qui ne se plaint jamais d’être fatigué ? A écouter les lamentations des uns, à observer les gueules des autres, il est tentant d’affirmer que la fatigue forme le motif le plus éclairant de notre époque. Nous sommes tous des êtres fatigués, quelles qu’en soient les origines, multiples et subjectives.
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“La fatigue d’être soi”, comme le disait déjà en 2000 le sociologue Alain Ehrenberg, pourrait en constituer la raison essentielle : la dépense d’énergie que la norme sociale exige de l’individu contemporain, poussé à prendre des initiatives pour “devenir lui-même”, est tout simplement épuisante. Mais il se pourrait qu’une autre raison, a priori plus prosaïque, explique cette fatigue généralisée : le manque de sommeil !
Si nous nous sentons crevés, c’est bien que nous ne dormons pas assez – ce que les études spécialisées sur la question du sommeil ne cessent de rappeler. Les Français dorment en moyenne 7 heures et 13 minutes par nuit, mais la plupart d’entre eux jugent ce temps insuffisant par rapport au temps “nécessaire” à leur bien-être. Plus agités encore que nous, les Américains dorment 6 heures et demie par nuit, contre 8 heures pour la génération précédente et 10 heures au début du XXe siècle.
Faudrait-il en conclure que nous nous dirigeons vers un état d’insomnie généralisé ? Ne plus dormir forme-t-il un horizon possible (ultime) de notre condition postmoderne ? Validée en partie par les chiffres, la question vaut surtout par ce qu’elle révèle de l’esprit du temps, analyse le philosophe américain Jonathan Crary dans un essai revigorant, qui tient éveillé le lecteur en pleine nuit, 24/7 – Le capitalisme à l’assaut du sommeil.
Confronté à cette compression, l’auteur cherche à comprendre pourquoi le sommeil, de plus en plus saccagé, reste le “dernier rempart à la pleine réalisation du capitalisme”. Car dans le paradigme néolibéral mondialisé, “le sommeil est fondamentalement un truc de losers”. C’est pourquoi il faut le défendre, au nom de l’honneur perdu des losers, c’est-à-dire des récalcitrants à la norme dominante. Dormir, c’est aussi, d’une certaine manière, faire de la politique, c’est-à-dire résister aux injonctions du biopouvoir, aux attentes des dirigeants survoltés et increvables pour lesquels un monde qui sommeille est un monde inutile.
“Le sommeil, un truc de losers”
L’“homme qui dort” du roman de Georges Perec de 1967 est aujourd’hui un homme qui résiste et rejette la règle d’un jeu devenu fou : l’activité continuelle, sans répit ni pause. “Imaginer un futur sans capitalisme commence par des rêves de sommeil”, écrit Jonathan Crary, pour qui le sommeil a la valeur d’une “interruption radicale”, d’un “refus implacable de notre présent globalisé”.
L’idée qu’il faudrait travailler sans relâche, sans limites, devient d’après lui “plausible, voire normale”. “On s’aligne sur l’existence de choses inanimées, inertes ou intemporelles”, s’inquiète Crary, qui explique parfaitement pourquoi le sommeil vient perturber la marche souveraine du monde néolibéral par sa fonction “d’interruption sans concession du vol de temps que le capitalisme commet à nos dépens. Des marchés actifs 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, des infrastructures globales permettant de travailler et de consommer en continu ; c’est à présent le sujet lui-même qu’il s’agit de faire coïncider de façon intensive avec de tels impératifs”.
Dans la mesure où le sommeil “impose l’idée d’un intervalle de temps qui ne peut être soumis à une opération de profitabilité massive”, il reste “une anomalie”. Cette inutilité a un parfum de subversion, qui n’est pas du goût de ceux qui voudraient que rien ne s’arrête jamais, que le monde reste éveillé, éclairé en permanence, comme dans ces espaces urbains où la nuit ne nous appartient plus. La moitié de la population mondiale est en effet privée d’obscurité la nuit, plongée “dans une pénombre de brouillard et d’éclairage électrique à haute intensité”.
La nuit, bien commun
Des individus capables de se passer de sommeil et de rester productifs : ce rêve délirant est en train de se concrétiser dans l’armée américaine. Crary évoque les recherches menées par les militaires pour “élaborer des méthodes permettant à un combattant de rester opérationnel sans dormir sur une période de sept jours minimum, avec l’idée, à plus long terme, de pouvoir doubler ce laps de temps en conservant des niveaux élevés de performances physiques et mentales”.
Le soldat sans sommeil apparaît ainsi comme un précurseur possible du travailleur ou du consommateur sans sommeil. Il pourrait n’être que le premier pion d’un vaste projet “visant à s’assurer la maîtrise, au moins partielle, du sommeil humain”. L’auteur va jusqu’à se demander sous la forme d’une question perfide : “La nuit doit-elle rester un bien commun accessible à toute l’humanité ?”
Ce déplacement de sens peut laisser “songeur” : la découpe du temps peut-elle devenir un “bien” à protéger ? Est-il possible de considérer l’immatérialité du temps comme une substance en danger ? La question, vertigineuse, reste en tout cas l’indice d’une nouvelle indétermination conceptuelle de la nuit comme moment de suspension au-dessus de l’activité sociale et économique.
Ce refus de jouer le jeu d’une vie sans sommeil pourrait facilement s’interpréter comme le rejet un peu simpliste des nouvelles formes de vie induites par les changements techniques. Connectés aux écrans, les individus cèdent souvent à la tentation de ne plus jamais les lâcher, y compris à l’heure où les paupières s’alourdissent.
Les addictions technologiques font peut-être exagérément peur à Crary, mais on peut au moins reconnaître avec lui que l’espoir “d’un énième clic de souris” porte une promesse absurde : faire surgir quelque chose qui nous permet d’échapper “à l’écrasante monotonie qui nous submerge”. Transféré des machines elles-mêmes, le mode veille a contaminé les humains, équipés de nouvelles prothèses (ordinateurs, smartphones…). A l’état éveillé ne s’oppose plus qu’un mode veille, c’est-à-dire un entre-deux entre la vie et le sommeil, toujours prêt à se réactiver à la première étincelle.
“La logique du on/off est dépassée : rien n’est plus désormais fondamentalement off, il n’y a plus d’état de repos effectif”, écrit Crary.
Alors, que faire pour se reposer vraiment ? Il importe d’abord de justifier collectivement cet état d’inactivité et d’inutilité qui correspond “à la réapparition d’une attente” et affirme “la nécessité d’un ajournement”. Ne lâchons pas le sommeil : il est notre rémission, notre échappatoire “hors de la continuité constante des liens qui nous enserrent à l’état éveillé”. Moins protégé que jamais, à la mesure du processus de démantèlement des protections sociales à l’œuvre aujourd’hui, le sommeil a la beauté fébrile d’une cause commune : une pause avec la lune, dont même les insomniaques invétérés reconnaissent la nécessité. Car si leurs nuits sont parfois plus belles que nos jours, ils savent aussi que les moments vides d’activités, ces temps suspendus et silencieux, maintiennent en vie.
24/7 – Le capitalisme à l’assaut du sommeil de Jonathan Crary (La Découverte/Zones), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Grégoire Chamayou, 140 pages, 15 €
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