Un écrivain peut-il être un prophète ? Son écriture change-t-elle lorsqu’il vieillit ? Sans donner les codes de son nouveau roman, le déroutant et mélancolique « Point Oméga », l’Américain Don DeLillo dévoile ce qu’est pour lui le métier d’écrivain. Interview et extrait de son dernier roman.
Les romans de Don DeLillo sont de plus en plus mélancoliques, éthérés, ésotériques. Son très bref Point Oméga (dont vous pouvez découvrir un extrait ici) n’échappe pas à la règle. Après avoir passé sa vie à écrire autour du terrorisme, à annoncer le 11 Septembre via un attentat contre les emblèmes de l’Amérique, et ce dès 1977 dans son roman Joueurs, ne lui reste-t-il plus rien d’autre à constater que l’étendue des dégâts ? Constater que la seule chose que l’homme ne peut pas détruire est le temps, ce concept difficile à penser et qui finit tôt ou tard par tout recouvrir, par tout tuer ?
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Dans Point Oméga, entre deux visites au musée où l’on projette la vidéo de l’artiste Douglas Gordon, 24 Hour Psycho (le Psychose d’Hitchcock étiré sur 24 heures), Don DeLillo nous plonge dans le désert californien : Elster, un néoconservateur septuagénaire qui a aidé le Pentagone à conceptualiser par le langage la guerre en Irak, reçoit un jeune cinéaste qui souhaite l’interviewer. Quand apparaît puis disparaît mystérieusement la fille d’Elster, Jessie, déréglant tout sur son passage…
Etrange roman du deuil, de la perte inéluctable, Point Oméga est le livre le plus opaque, le plus déroutant de Don DeLillo. Lui-même éthéré et énigmatique, il nous a reçus chez son agent, à Manhattan, un jour d’été aussi caniculaire que la température du désert dans son roman. Entre deux réglages de clim, rencontre avec un homme discret qui n’aime pas expliquer ses romans.
ENTRETIEN > Tout commence par la vidéo de Douglas Gordon. En quoi a-t-elle influencé Point Oméga ?
Don De Lillo – Je n’arrêtais pas d’aller la voir au musée d’Art moderne de New York. A ma quatrième visite, j’ai su que j’allais écrire dessus – pour faire un essai, il aurait fallu que je sois philosophe, donc j’ai bifurqué vers le roman. Je vois cette vidéo comme une étude sur le temps et mon livre est devenu un travail autour du temps et de la perte. C’est une chose avec laquelle je deale depuis quelques livres, je ne le prévois pas, ça arrive. Je travaille directement à partir d’une image ou d’une situation. A mesure que j’écris, certains thèmes s’imposent d’eux-mêmes.
Vos romans sont de plus en plus mélancoliques et celui-ci est peut-être le plus triste.
La vidéo traite le temps dans ses détails : on a affaire à des fractions de seconde. Dans le désert, Elster aborde des pensées de temps géologique, des idées d’extinction, d’évolution. Il y a quelque chose en lui de mélancolique qui se transmet au roman. Quand sa fille Jessie disparaît, la mélancolie devient une tragédie. Le “point oméga” n’est alors plus le point ultime de l’évolution (la théorie de Teilhard de Chardin – ndlr) mais, sur un plan personnel, la fin de quelque chose de terrible…
Vous avez toujours annoncé le terrorisme dans vos romans. Qu’avez-vous éprouvé quand le 11 Septembre est arrivé ?
En tant qu’écrivain, j’ai senti que je devais me rendre au plus tôt sur les lieux, sur la “zone gelée”, et j’ai rédigé un essai. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pensé que je pourrais écrire un roman (L’homme qui tombe – ndlr). Encore une fois, je suis parti d’une image : un homme qui marche dans les rues avec un attaché-case…
Vous avez toujours nié cet aspect prophétique de votre littérature. Pourtant, dans votre roman « Joueurs », vous aviez décrit un attentat contre les emblèmes économiques de l’Amérique…
Les écrivains voient peut-être les choses avant les autres, les ressentent plus que les autres. Je n’ai pas annoncé le 11 Septembre. S’il est question de terrorisme dans mes livres précédents, c’est parce qu’il existait déjà. Il y a eu des attaques terroristes à New York dans les années 1970. J’ai aussi vécu en Grèce et au Moyen-Orient à la fin de cette décennie, où la violence était partout.
Le personnage d’Elster considère que tout gouvernement relève d’une entreprise criminelle. Est-ce de l’aigreur ? Et vous, qu’en pensez-vous ?
Aucune aigreur là-dedans, c’est juste un fait, une constatation ! Elster le dit avec ironie, c’est un conservateur et il a été au premier plan de la guerre en Irak. Les gouvernements créent des fantasmes et on ne peut jamais sous-estimer la capacité de l’Etat à les rendre réels. Les prétendues armes de destruction massive en Irak en sont un bon exemple.
Tout n’est que langage et narration ?
Exactement. Et écrire de la fiction est une façon de contredire les fictions d’Etat.
Peut-on encore croire en la politique ?
Ça fait partie de la vie politique d’être une organisation criminelle, même si c’est une exagération, une forme de métaphore. Pensez à tous ces ministres ou à ces responsables, dans les Balkans ou aux Etats-Unis, qui se sont retrouvés en prison pour leurs activités. Souvent, ces hommes sont coupables d’avoir participé à des crimes organisés par leurs gouvernements. C’est juste une autre forme de ces empires financiers fondés sur la malhonnêteté et le crime. Donc oui, comment croire à la politique ?
Vos livres ressemblent de plus en plus à des installations d’art contemporain : des éléments paraissent comme placés les uns à côté des autres et c’est au lecteur d’en découvrir le sens. Vous en dites le moins possible, vous ne donnez aucune clé.
Un roman est un challenge pour l’écrivain et il doit l’être aussi pour le lecteur. Certains lecteurs ne suivront certainement pas mais pour ceux qui le feront, ça devient un défi intellectuel très gratifiant. Il existe un code dans mes romans, le lecteur doit le trouver. Dans celui-ci, j’ai placé des figures que j’ai développées dans les différentes parties du livre (on a un shérif dans chacune d’elles, par exemple). Je voulais créer un roman fait de connexions, de motifs qui se développent, comme si les deux parties du livre se reflétaient en miroir. Mais souvent, je n’en sais pas plus que le lecteur… Le langage lui-même est un mystère et je suis les phrases là où elles me mènent. Je traite le langage, l’alphabet comme un art : je tape sur une machine qui a de larges touches, et quand je vois ces lettres, cela a un effet sur moi, sur ce que j’écris. Cela me fait développer des motifs et je ressens le rythme d’un mot ou d’une phrase sans avoir besoin de les lire à haute voix. Parfois, je m’aperçois qu’il me faut un mot avec moins de syllabes pour que telle ou telle phrase fonctionne. Quelquefois, le sens doit s’effacer devant le rythme. D’une certaine façon, je travaille comme un peintre. Je traite le langage de façon poétique.
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