Don Carpenter s’est suicidé en 1995 en laissant un grand roman inachevé, Un dernier verre au bar sans nom, enfin publié. Proche des auteurs de la beat generation, il signa des romans parmi les plus percutants des années 1960-1970.
Certaines conversations, on regrette qu’elles n’aient pas été enregistrées. Au milieu des années 1970, un duo insolite déambule et devise dans les rues de San Francisco. Au cœur d’une ville où s’est inventée vingt ans plus tôt une langue poétique et rebelle – la librairie City Lights, haut lieu de la beat generation, est à deux pas –, le grand blond aux allures de rock-star et le petit bonhomme qui lui donne la réplique puisent dans un répertoire de termes et tournures nés sous les palmiers et les sunlights de Los Angeles.
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Aux yeux – et aux oreilles – de Richard Brautigan, ce jargon présente un double attrait. Grand amateur de phénomènes linguistiques paranormaux, l’auteur du roman culte de la génération hippie – La Pêche à la truite en Amérique – savoure l’exotisme du vocabulaire hollywoodien tout en rêvant de voir l’un de ses livres porté à l’écran.
Un dernier verre au bar sans nom, roman en perpétuel mouvement
Et le monde du cinéma, son meilleur ami s’y est frotté de très près : non seulement Don Carpenter a travaillé pour l’usine à rêves, mais il a écrit et coproduit lui-même un film – Payday – au scénario tellement incisif que la sainte patronne des critiques américains, Pauline Kael, l’a encensé dans les colonnes du New Yorker.
Des romanciers qui discutent, picolent, gambergent, échangent des conseils, commentent leurs manuscrits respectifs, échafaudent des plans sur la comète, placent l’écriture au-dessus de tout, lui sacrifient leur vie de famille mais succombent aux sirènes d’Hollywood, le roman posthume de Don Carpenter en est truffé. Laissé inachevé en 1995, Un dernier verre au bar sans nom a bénéficié d’un toilettage discret.
Une œuvre abondante, une vie mystérieuse
Effectués par Jonathan Lethem, quelques coupes et ajouts fluidifient un livre en perpétuel mouvement, dont les changements de décors permettent de revisiter les lieux clés de l’œuvre de Carpenter. Une œuvre abondante – dix romans et un recueil de nouvelles, écrits entre 1966 et 1994 – mais issue d’une vie encore mystérieuse.
Si les fans de Carpenter sont légion – Chris Offutt, George Pelecanos, Richard Price, Jonathan Lethem et avant eux Norman Mailer ont porté aux nues son écriture –, cet “écrivain pour écrivains” a jusqu’ici suscité davantage de vocations de propagandistes que de biographes.
Un parcours qui reflète celui de l’auteur lui-même
Ecrit en 1993-94, Un dernier verre au bar sans nom débute à San Francisco au lendemain de la guerre de Corée, part pour Portland, passe par la case prison puis fait escale à Hollywood, où deux des protagonistes tentent de monnayer leurs talents auprès des studios de cinéma.
Ce parcours reflète celui de l’auteur lui-même. Né en 1931 à Berkeley, où son père est ingénieur, Don Carpenter grandit pendant la Grande Dépression. Très tôt, le gamin prend l’habitude de se réfugier au grenier avec une pile de bandes dessinées ou de romans policiers.
Dans l’une de ses rares interviews, Carpenter se souviendra d’avoir, dès l’enfance, compris qu’il ne serait “jamais capable d’être à l’aise en société ou de fonctionner en tant que membre d’une équipe”. Pour un écrivain, cette vocation d’outsider peut être une bénédiction.
Une prose sèche, fonceuse et caustique
Lors de son adolescence – qu’il passe à Portland –, Don traîne dans les rues chaudes du centre-ville, y côtoie un gang de petits malfrats. De cette période jailliront les personnages de son premier roman, Sale temps pour les braves, ainsi qu’une prose sèche, fonceuse et caustique, où se réconcilient le laconisme de Chandler, l’ivresse de Kerouac et le cri des enfants sauvages d’Amérique.
“Il voulait de l’argent. Il voulait une fille. Il voulait une bouteille de whisky. Il voulait un automatique calibre 45. Il voulait un tourne-disque dans la grande chambre d’hôtel qu’il convoitait pour pouvoir traîner au lit avec la fille et le whisky tout en écoutant How High the Moon.”
Après un passage au Japon, Carpenter retrouve San Francisco
La lune, les personnages de Carpenter rêvent tous de la toucher, du bout de leur canne de billard ou de la pointe de leur plume. Parfois même, à l’instar de leur créateur, ils y parviennent. Après un passage au Japon durant la guerre de Corée, Carpenter, marié, retrouve San Francisco.
Dans la capitale américaine de la bohème, il est à tu et à toi avec les derniers boutefeux de l’embrasement beat – ses filles ont pour baby-sitter Philip Whalen qui, sous le nom de Warren Coughlin, fut en 1958 l’un des personnages des Clochards célestes de Kerouac.
De la mecque des hipsters à celle des hippies
Il organise des lectures de poèmes, parle jazz avec l’un des fondateurs du magazine Rolling Stone, Ralph J. Gleason, écume les cafés de North Beach où débutera et s’achèvera Un dernier verre au bar sans nom. De la mecque des hipsters à celle des hippies, il n’y a qu’un pont à traverser.
A Mill Valley, on croise régulièrement Janis Joplin ou les musiciens du Grateful Dead ; dans ce paradis pour rock-stars, les Carpenter tirent le diable par la queue – pour un écrivain fauché, le salut économique passe par un exil à Hollywood.
Au début des années 1970, un vent de liberté – voire de folie – souffle sur le cinéma US. Et les fous – fous de rigolade, fous de boisson, fous de musique –, Carpenter s’entend à merveille avec eux ; taiseux dans l’intimité, il se mue en leur compagnie en boute-en-train, capable de se lancer dans des aventures insensées.
En témoigne le film qu’il met sur les rails en 1972 : dans Payday, réalisé par Daryl Duke, le rôle principal – celui d’un chanteur de country gobeur d’amphètes et chaud lapin – est tenu par Rip Torn, à la fois l’un des intimes de Carpenter et l’acteur qui, sur le tournage d’Easy Rider, fut au dernier moment remplacé par Jack Nicholson. Motif de l’éviction ? Une séance de pugilat avec Dennis Hopper, terminée un couteau à la main.
La capitale du cinéma autorise tous les excès
Ce genre d’épisode, les trois formidables romans hollywoodiens de Carpenter – The True Life Story of Jody McKeegan (non traduit, 1975), Deux comédiens (1979) et Turnaround (non traduit, 1981) – en regorgent : terre d’élection des illuminés, des grands caractériels, des rois de la magouille, des adeptes de la partouze et des boulimiques de drogues, la capitale du cinéma autorise tous les excès. Sous la plume de Carpenter, ce royaume des faux-semblants est toutefois moins un cimetière à illusions qu’un terrain de jeu pour grands enfants qui, à force de croire à leurs rêves, se donnent une chance de les réaliser.
En dotant ses losers d’un talent aussi inné que leur enfance fut misérable, Carpenter tourne le dos à la jurisprudence pessimiste des romans de Nathanael West et Raymond Chandler ; tous deux rescapés des cloaques urbains de Portland, Jody McKeegan et Stan Winger – le personnage le plus attachant d’Un dernier verre au bar sans nom – ont respectivement l’étoffe des grandes actrices et des écrivains nés.
“Des dialogues incisifs, pas de sentimentalité ridicule”
Comme le héros orphelin de Sale temps pour les braves, Stan n’a “pas même eu un seul parent qui l’aime assez pour vouloir le garder” ; voleur professionnel dès l’âge de 13 ans, sa rencontre avec le cercle des écrivains de Portland lui vaut de découvrir la prose d’Hemingway et Dashiell Hammett ; en prison, il élabore sa propre charte d’écriture : “une intrigue qui tienne la route… des dialogues incisifs… pas de sentimentalité ridicule”.
Dans ces préceptes – auxquels Stan doit de trousser une histoire de flic sadique digne de Jim Thompson, puis, devenu scénariste, d’avoir droit à sa villa avec piscine et blonde en Bikini –, on aura reconnu l’une des dimensions de l’écriture de Carpenter, aussi magistral dans le registre hard boiled que dans celui de la satire à la mode de Tom Wolfe : publié six ans avant Le Bûcher des vanités, Turnaround en anticipe brillamment le ton.
Durant les années 1970 et 1980, Carpenter peine à trouver des éditeurs
Durant les années 1970 et 1980, la cote des romanciers réalistes est toutefois au plus bas : insuffisamment azimuté pour se mesurer à Thomas Pynchon ou Tom Robbins, trop respectueux du lecteur pour rivaliser d’hermétisme métafictionnel avec John Barth ou Robert Coover, Carpenter peine à trouver des éditeurs.
Resurgit alors une balle de fusil : trois décennies après que la mère du héros de Sale temps pour les braves s’est, à 24 ans, fait sauter la cervelle, l’une des héroïnes d’Un dernier verre au bar sans nom l’imite, au même âge.
Entre-temps, la balle n’a cessé de se rapprocher. En 1984, Carpenter est la dernière personne à qui Brautigan téléphone avant de se flinguer. Secoué par cette disparition et diminué par la maladie, le romancier décide en juillet 1995 de se saisir d’un revolver et de rejoindre son vieux complice, laissant derrière lui des personnages dont la vitalité ne cessera de fasciner des générations successives d’écrivains.
Un dernier verre au bar sans nom (Cambourakis), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, 382 pages, 24 €
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