Bruno Latour est mort, à l’âge de 75 ans, dans la nuit du 8 au 9 octobre 2022. Le philosophe et sociologue laisse derrière lui une œuvre foisonnante qui a marqué une nouvelle génération de penseur·euses de l’écologie et de lecteur·rices séduit·es par ses concepts éclairants.
Longtemps, nous fûmes beaucoup à écouter avec circonspection le philosophe Bruno Latour, disparu le 9 octobre 2022, lorsqu’il proclamait au début des années 1990 : “Nous n’avons jamais été modernes.” Quoi, jamais modernes ? Nous qui chérissions précisément la promesse de la modernité, en pensant que nous lui devions tout. Pourtant, avec les années, son diagnostic s’est éclairé et a pris tout son sens.
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Les années qui ont passé, marquées par l’aggravation de la crise climatique, ont consolidé tout ce qu’il a théorisé. L’anthropologie de la modernité, qui définit toute l’œuvre de Latour, l’a imposé comme l’un des plus grands penseurs contemporains, même s’il fut aussi l’un des plus incompris. S’opposant à l’illusion et à la toute puissance des Modernes qui séparaient nature et culture, humains et animaux, objets et sujets, Latour défendait, lui, les hybridations, les connexions, les réseaux, les interdépendances entre tout ce qui nous entoure. En 1994, il a par exemple imaginé un “Parlement des choses” afin de “faire entrer en politique des sujets rejetés aujourd’hui du côté de la science”.
De nouvelles manières de penser le monde
Au fil du temps et des livres, nous avons enfin compris qu’en dépit d’une pensée parfois opaque et filandreuse, partant dans tous les sens (la religion, la vie de laboratoire, les techniques, le droit, l’écologie…), Latour avait eu raison avant tout le monde, ne serait-ce qu’en nous invitant à tout repenser, de nos héritages modernes à nos savoirs étriqués, de nos rêves de croissance infinie à nos normes politiques desséchées. Déjà lucide en 1999 sur l’enjeu de la question écologique dans la pensée politique, avec son livre Politiques de la nature (La Découverte), ses livres récents – Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte), Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (La Découverte, 2017), Où suis-je ? (La Découverte, 2021), Mémo sur la nouvelle classe écologique (La Découverte, 2022) – ont solidifié sa pensée et élargi son public, qui a trouvé chez lui une forme de récit inspirante sur ce qui nous attend et sur ce qui nous incombe.
La pandémie de Covid-19 a été un moment d’exposition important de sa pensée auprès de lecteurs nouveaux. “Il y a au moins une chose que tout le monde a pu saisir : quelque chose cloche dans l’économie”, a-t-il confié. Fait social total, “la douloureuse expérience de la pandémie” s’apparentait pour lui à “un crash-test pour le monde”. Il a alors invité dans plusieurs textes à “sortir de l’économie”, à se “déséconomiser”. “Emportés par le développement, éblouis par les promesses de l’abondance, on s’était probablement résignés à ne plus voir les choses autrement que par le prisme de l’économie. Et puis, pendant deux mois, on nous a extraits de cette évidence, comme un poisson sorti de l’eau qui prendrait conscience que son milieu de vie n’est pas le seul. Paradoxalement, c’est le confinement qui nous a ‘ouvert des portes’ en nous libérant de nos routines habituelles”, écrivait-il dans AOC. Sa vision critique de l’économie capitaliste l’a même conduit à réactiver, dans son ultime texte, la notion de “lutte des classes”, mais pour la reformuler à la mesure de la contrainte climatique, en saluant l’émergence d’une “conscience de classe géosociale”.
La description inspirante
La force singulière du geste scientifique de Latour procédait en grande partie de sa “méthode” de travail. Plus que l’analyse, c’est la description qu’il défendait comme seule condition de possibilité de compréhension et d’action sur le monde. Décrire, cartographier nos façons de vivre, nos attachements : cela était son obsession, comme il le défendait dans son grand – et difficile – livre Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012), avant d’en faire son credo répété. “Le problème politique actuel ne tient pas au manque de connaissances, mais au manque de descriptions partagées”, écrivait-il dans son texte “À quoi tenons-nous ?” (Revue Projet, janvier 2020). “Cette dérive nous a rendus incapables de définir le sol sur lequel nous résidons et donc de déceler les amis avec qui nous sommes prêts à cohabiter aussi bien que les ennemis qu’il nous faut combattre.”
Où atterrir ? Où sommes-nous ? Pour esquisser des pistes de réponses à ces questions moins métaphysiques que directement politiques et sociales, il chérissait toutes les expériences de pensée et les formes alternatives de vie, telles les “zones à défendre”, les “villes en transition”, les “créations partagées”. Convaincu par la nécessité de sortir la pensée de ses couloirs autorisés, il a créé des spectacles-performances avec sa complice Frédérique Aït-Touati et monté des expositions, comme lors de la 12e Biennale de Taipei à laquelle il a invité 57 artistes et collectifs.
De son œuvre, complexe, foisonnante, inspirante, une nouvelle génération de penseurs se dit aujourd’hui l’héritière, d’Émilie Hache à Camille de Toledo, d’Emanuele Coccia à Pierre Charbonnier, de Vinciane Despret à Baptiste Morizot… Comme le remarquait récemment le philosophe Patrice Maniglier, “on ne naît pas Latourien, on le devient et on ne cesse de le redevenir”. S’il était parfois infernal, Latour est devenu amical, en ce sens que la difficulté pour s’approcher de son travail a laissé place à la générosité d’une pensée, qui alliant intelligence conceptuelle, curiosité scientifique et imagination créative, marquera la vie intellectuelle mondiale, à défaut de sauver le système-Terre.
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