A travers un conte délirant, « La sacrée semaine qui changea la face du monde », dans lequel le Pape annonce la mort de Dieu, l’anthropologue Marc Augé s’amuse à imaginer le renversement d’un monde gagné enfin par la raison. Une pochade traversée par une réflexion critique des religions.
Et si jour, comme par miracle, le Pape hurlait de sa voix d’outre-tombe, au balcon du Vatican place Saint-Pierre, devant une foule médusée : « Dieu n’est pas mort. Il n’est pas mort car il n’a jamais existé » ? Plutôt que d’attendre God(ot) sacrifié, plutôt que d’espérer l’imprévisible et de croire à l’impossible, l’anthropologue Marc Augé, 81 ans, l’a rêvé, ou plutôt l’a imaginé à travers un conte, La sacrée semaine qui changea la face du monde. A l’impossible, Augé n’est pas tenu.
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Se libérer des croyances religieuses
Athée fervent, opposé à la ferveur des religions monothéistes, il s’est amusé à écrire une fiction, une pochade proche de la science fiction, par la manière d’inscrire la narration dans le futur (certes assez proche, car l’action se déroule en avril 2018), mais reposant sur une conviction personnelle chevillée au corps : l’espérance qu’un jour, l’humanité se libérera de ses croyances religieuses.
Sa fable, enjouée, imagine cette déclaration insensée du Pape François, à partir de laquelle une folle semaine transformera le monde, en remettant l’horizon du rationalisme au cœur du débat public. Au silence glacial de la place Saint-Pierre, où la foule pétrifiée perd son latin, succède au fil du récit un ensemble d’événements poussant les rationalistes à reprendre la main sur le devenir du monde. Les politiques du monde entier sont renvoyés à leur vraie responsabilité : améliorer concrètement la vie des gens. Rationnels, les hommes semblent enfin enclins à réfléchir par eux-mêmes et à essayer d’améliorer leurs conditions de vie ici-bas.
L’avènement d’une nouvelle ère
Un mouvement intitulé « Librement » publie des communiqués qui annoncent l’avènement d’une nouvelle ère. « Nous entendons démontrer dans les heures qui viennent que nous détenons la clef d’une révolution universelle définitive. Depuis des siècles, l’oppression des peuples passe par l’aliénation des esprits ; se débarrasser de Dieu et des dogmes religieux, c’est la condition première de l’affranchissement des hommes. »
A la fantaisie de son imaginaire débridé, indexé à la volonté de faire rire son lecteur, Marc Augé entremêle, l’air de rien, son savoir et son expérience de scientifique attaché au progrès et à la connaissance. Comme si à la rigueur du travail de recherche, il avait besoin d’apporter un contre-feu, une douce respiration, qui serait l’expression d’un pur affect, d’une envie de dire frontalement des choses essentielles.
Une fiction provocatrice
L’allure modeste et provocatrice de cette fiction se distingue ainsi dans son œuvre imposante, qui reste depuis le milieu des années 1970 marquée par ses travaux en Afrique, notamment sur le paganisme (cf Génie du paganisme, paru en 1982), mais aussi par ses enquêtes ethnologiques dans des lieux urbains spécifiques (le métro, le jardin du Luxembourg, les « non-lieux », concept qu’il a inventé dans l’un de ses livres majeurs, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, paru en 1992). Adepte d’une ethnologie pratique, marquée notamment par l’enseignement de Georges Balandier, qui dirigea sa thèse, Marc Augé déploie tout autant une ethnologie engagée sur des questions actuelles, au fil d’une tension constante entre le proche et l’éloigné, entre l’actualité et l’intemporel. Oscillant entre différents motifs – des séjours, des parcours, des rencontres –, son œuvre traduit un vibrant élan visant l’éclairage du temps présent, de ses angles morts comme de ses impasses, de ses lignes de fuite comme de ses possibles horizons.
Cet engagement dans le regard le porte donc vers des types de récit parallèles. Cette Sacrée semaine prolonge précisément un autre de ses tropismes, plus secret et marginal : le goût de la fiction, qu’il baptisa autrefois « l’ethnofiction », comme pour rappeler que son regard ethnographique s’accommode parfois très bien des histoires inventées (La guerre des rêves, exercices d’ethno-fiction ; Journal d’un SDF…) ou des auto-analyses (Une ethnologie de soi : le temps sans âge…). « Lévi-Strauss avait dit que j’avais inventé un genre », se rappelle-t-il, lorsqu’on l’interroge sur cette pratique singulière de l’écriture anthropologique.
Mise en cause de la laïcité insidieuse
Par le recours à la fiction, Marc Augé trouve une voie pertinente pour étudier le monde réel, qui faisant le sacrifice de procédures rigoureuses de recherche, n’en demeure pas moins éclairante pour la raison. En imaginant le sacrifice de Dieu par le Pape lui-même, Marc Augé traduit ainsi son attachement à la vieille tradition, classique, des Lumières, dont il sent bien qu’elle n’a plus la réputation que lui-même lui accorde. Il le reconnaît lorsqu’on l’interroge sur le sens à donner à son texte. « Dans toute fable, il y a une morale. Je constate qu’on s’intéresse beaucoup aux religions aujourd’hui et que la voix des athées est devenue marginale. Les blagues anticléricales sont aujourd’hui moins évidentes. Il y a une mise en cause de la laïcité insidieuse. Cette situation est étrange pour moi. » Et Marc Augé d’insister : « Je suis un représentant des Lumières, mais je me rends compte que je ne suis plus dans l’air du temps. Ma position ferme vis-à-vis de la religion n’est pas essentielle à la pensée de gauche, par exemple ; or, je pense que c’est essentiel. »
Farouchement opposé à la critique des Lumières, Augé se revendique « droit-de-l’hommiste », tout en développant un regard critique à l’égard du multiculturalisme absolu. Si toutes les cultures ont un côté contraignant, si elles assurent une fonction sociale entre les gens, « elles le font souvent au prix d’un renoncement à la liberté individuelle. » Ce qu’il défend ainsi dans le paganisme africain, à propos duquel il parlait de génie, c’est son absence de prosélytisme. A l’inverse, la logique fondatrice du monothéisme y pousse naturellement : il faut « convertir » les incroyants. « Du prosélytisme à l’esprit de conquête, il n’y a qu’un pas, souvent franchi. La croisade et le djihad sont des notions et des réalités étroitement corrélées à l’existence des monothéismes », écrivait-il dans un article paru dans Le Monde, « Contre les dogmatismes, faisons l’éloge de la résistance païenne. »
« De quoi Dieu est-il le nom ? »
Marc Augé pose en réalité dans cette courte fable une question vertigineuse : « De quoi Dieu est-il le nom ? ». Lorsqu’on lui demande s’il aurait aimé vivre cette semaine, son visage s’éclaire et brille : « oh que oui », reconnaît-il, comme si ce miracle auquel il veut croire le rendait définitivement heureux. « Je suis comme le Freud de L’avenir d’une illusion ; je pense que l’enfant à qui on ne parlerait pas de Dieu n’en aurait même pas l’idée.« Il ajoute : « si par miracle les gens ne croyaient plus, bien des difficultés du monde seraient résolues.« Si l’illusion de Marc Augé n’a peut-être pas d’avenir assuré, surtout en cette période saturée par la parole religieuse, l’expression même de son horizon par le recours à la fable permet au moins de supposer encore possible la transgression à l’égard du sacré, au-delà d’une semaine, pour l’éternité.
Jean-Marie Durand
Marc Augé, La sacrée semaine qui changea la face du monde (Odile Jacob, 80 p)
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