Evoluant dans les marges de l’odyssée du cinéma, Didier Blonde ressuscite dans ses romans ces figures qui passent comme des ombres ou des reflets dans les films, du muet à la Nouvelle Vague. Le Paris immortalisé sur les bobines nous raconte à travers son écriture des histoires toutes plus extraordinaires les unes que les autres.
Didier Blonde est un écrivain fascinant. Il fouille les hors-champs du cinéma, traque les fantômes du passé et ses stars tragiques et oubliées, ses amours passionnément romanesques car non déclarées. Didier Blonde est l’écrivain par excellence, celui qui, des Fantômes du muet à Un amour sans paroles jusqu’à Leïlah Mahi 1932 ou Le Figurant il y a quelques mois, utilise la littérature comme un sortilège pour ressusciter les morts et les faire parler. Jusqu’à son prix Renaudot essai pour Leïlah Mahi 1932, le lire, c’était comme faire partie d’un club secret, constitué d’une petite communauté romantique, cinéphilique, amoureuse des mystères et des secrets du Paris d’antan. Dans Le Figurant, il racontait sa vie (vraie ou fausse ?) de figurant sur le tournage de Baisers volés de Truffaut. Et dévoilait celle de ces laissés-pour-compte du cinéma. Rencontre chez son éditeur à Paris.
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Où s’enracine votre goût pour les figures populaires du passé, les stars oubliées, les images que le temps a ensevelies ?
Didier Blonde — Je suis un homme de lecture. Enfant, j’ai été nourri par des classiques de la culture populaire. Je pourrais dire que je dois tout à Arsène Lupin. La littérature feuilletonesque du début du XXe siècle m’a formé. Cette culture m’a été transmise par mon père. Avec mes parents, avec mes frères et sœurs, on parlait très souvent d’Arsène Lupin à la maison. Il existait très fortement dans la culture familiale. Et peut-être qu’imaginairement, j’associais ce personnage à mon père.
Qu’est-ce qui vous fascine chez Arsène Lupin ?
Le panache, la toute-puissance, mais dans l’invisibilité car c’est un héros masqué. Même s’il est né à Blois, c’est un héros parisien. Son univers m’est donc familier, je pouvais tracer ses itinéraires. Et puis j’étais sensible à ce qu’on appelait le primesaut, une forme de joie, de légèreté. Même s’il a aussi des troubles existentiels, des fêlures. A force de changer d’identité, il se pose la question du “qui suis-je ?” J’ai écrit un essai sur ce thème du changement d’identité, qui est un des thèmes fondamentaux du roman populaire, de Chéri-Bibi à Fantômas. Il s’intitule Les Voleurs de visages.
Dans Les Fantômes du muet, vous décrivez un plan des Vampires de Louis Feuillade à l’intérieur duquel vous identifiez la fenêtre de l’appartement de vos grands-parents. Ça produit un choc en vous.
Oui, la plus grande force, pour moi, du cinéma de Feuillade, c’est qu’il tournait ses extérieurs dans Paris. Je cherche à reconnaître toutes les rues dans ses films, et le plus souvent j’y parviens. Le plan que vous évoquez a été tourné dans la rue où vivait l’actrice principale des Vampires, Musidora. Et dans le fond du plan, on aperçoit effectivement la fenêtre de l’appartement de mes grands-parents. Le film a été tourné en 1915 et mon père est né en 1912. Alors je rêve, je me dis que mon père est là, âgé de quelques années seulement, derrière ce mur. Je fais coïncider le cinéma avec mon roman familial.
C’est pour cela que vous vous intéressez essentiellement à des héros populaires français. Parce que le monde de fiction dans lequel ils évoluent frotte avec celui dans lequel s’inscrit votre histoire. Vous ne vous intéressez pas à Batman, par exemple, qui est pourtant lui aussi un héros nocturne et masqué…
J’ai fini par m’intéresser à Batman, mais plus tard. Essentiellement grâce à mon fils, dont il a été le grand héros. Je m’intéresse néanmoins au cinéma américain. Et encore plus aux cinémas allemand ou scandinave. Mais je n’en parle pas dans mes livres parce qu’effectivement ça ne croise pas mon histoire personnelle. J’ai nourri une passion pour le cinéma français muet aussi parce qu’il a toujours été un peu méprisé dans les histoires du cinéma officielles – à part les travaux de Francis Lacassin. Il y avait donc davantage de choses à découvrir, à défricher.
Comment avez-vous découvert le cinéma muet ?
A l’âge de 15 ans, j’ai travaillé comme projectionniste à la Cinémathèque. Je me suis mis à voir tout ce que je pouvais voir. ça a été une formation intensive. J’ai attrapé le virus de la cinéphilie. Les films muets m’ont tout de suite aimanté. J’ai découvert plus tard, à la mort de mes parents, que ma famille avait des centaines de films Pathé-Baby, des courts métrages muets qu’on me projetait enfant à la manivelle : Félix le chat, les Laurel et Hardy.
Mais aussi des films familiaux muets que mon père tournait, où on me voit bébé, puis enfant. Mais au-delà de ces raisons psychologiques, affectives, je trouve que le cinéma muet sollicite beaucoup plus le spectateur. Mentalement, on fait parler les personnages et au final on les entend. Et puis le cinéma muet s’ouvre plus entièrement sur le rêve. Antonin Artaud a écrit : “Avec le cinéma parlant, une porte s’est refermée, qui ne s’ouvrira plus jamais. Celle de la poésie et du rêve.” Le cinéma muet est mystérieux par nature. Il est détenteur d’un secret caché. Truffaut admirait particulièrement les grands cinéastes du parlant qui avaient débuté au temps du muet : Lubitsch, Hitchcock, Lang… Il a intitulé un article consacré à cette question “Le grand secret”.
Vous avez consacré un livre, Un amour sans paroles, à une star du muet totalement oubliée, Suzanne Grandais.
Elle a été la première actrice en France dont le nom est apparu au générique de début de films, dès 1912. La Gaumont avait décidé d’en faire une star. Elle est morte à 27 ans dans un accident de voiture, en 1920. Des milliers de Parisiens ont suivi son cortège, les journaux de l’époque ont paru ce jour-là avec un liseré noir. Avec elle naît le mythe contemporain de la vedette. Et puis on l’a oubliée.
Ce qui est beau dans Un amour sans paroles, c’est que vous marchez sur les traces d’un fan de cette actrice, qui l’a épiée sans la rencontrer puis a écrit à la fin de sa vie un manuscrit où il raconte comment cette femme l’a obsédé toute sa vie. Avez-vous inventé ce personnage ?
Non, je n’ai rien inventé. Tout est vrai. J’ai découvert ce texte, écrit en 1974 par un homme de 80 ans, qui lorsqu’il en avait 20 passait ses journées à traquer Suzanne Grandais sans jamais l’aborder. Là, je me suis dit qu’il y avait la matière pour écrire mon propre livre. Je m’étais trouvé un double. La construction dramatique du récit relève des techniques du roman. Mais aucune péripétie n’est inventée. J’étais même ennuyé pour terminer le livre. Il me manquait un rebondissement. La stèle de Suzanne Grandais avait disparu depuis longtemps. Je me suis dit que pour résoudre mon récit, je pouvais inventer qu’on l’avait retrouvée. Mais je n’y arrivais pas. J’avais le sentiment de mentir, d’être faux. Puis, j’ai eu un coup de fil providentiel qui m’a permis de retrouver la stèle. C’est la réalité qui m’a apporté la résolution du récit.
Par contre, dans Le Figurant, beaucoup de choses sont inventées, non ?
Absolument (rires). Mais ça me plaît qu’on puisse croire qu’il y a de l’invention romanesque dans Un amour sans paroles et que ce que je raconte dans Le Figurant est vrai. En fait, le point de départ du Figurant, qui est que Francois Truffaut me plaque contre un mur alors que je marchais dans la rue pour que je n’entre pas dans le champ de son film, m’est arrivé. Mais ça s’est produit sur le tournage de L’Amour en fuite, en 1979. J’ai décidé de transposer cet épisode sur Baisers volés. ça me permettait de parler de l’affaire Langlois à la Cinémathèque, de l’atmosphère de 68. Et puis j’avais enchaîné trois livres dont le point de départ était un cimetière. J’ai eu envie de partir de l’inverse, un pur lieu de vie, un café. J’ai donc imaginé que j’étais figurant dans la scène de café de Baisers volés et que j’allais essayer de retrouver une jeune femme, figurante elle aussi, aimée fugitivement lors du tournage. La sauce romanesque a pris.
On lit le roman en pensant que tout est vrai, que c’est un travail littéraire sur vos souvenirs. Vous ne vendez la mèche qu’à la fin, en mettant en scène un remake américain de Baisers volés, avec Cate Blanchett dans le rôle de Delphine Seyrig. Ce film n’existe pas et du coup le doute s’immisce rétrospectivement sur tout le récit.
Oui, tout le récit relève de la fiction. Mais ça me ressemble tellement que je pourrais dire que tout est vrai. J’ai néanmoins fait des recherches sur les figurants réels de Baisers volés. J’en ai rencontré une dizaine, avec lesquels j’ai fait de longs entretiens. Je n’en ai exploité que le centième pour mon livre. C’est une matière foisonnante et folle. Les figurants constituent un réseau souterrain passionnant, très organisé. Ils se rendent sur les tournages à plusieurs, se filent des tuyaux. Le plus amusant est que certains sont catalogués dans les mêmes emplois, toujours prêtre ou toujours gendarme. Maintenant, quand je regarde les films, je reconnais les figurants ! Je les vois, à la périphérie des images, presque plus intensément que les vedettes au premier plan. Mais c’est une façon de regarder les films que je cultive depuis longtemps. Je cherche toujours ce qu’on ne voit pas.
En somme, à vos débuts, vous cherchez dans les films de Feuillade des traces de votre histoire familiale. Mais désormais vous entrez dans les images de force, en inventant votre présence dans les recoins de l’image. C’est une forme d’émancipation ?
Oui, maintenant j’entre dans l’image ! (rires). Mais je n’ai aucune idée de ce qui en moi s’est deplacé pour m’autoriser cette transgression.
Le garçon qu’on aperçoit dans Baisers volés et dont vous prétendez que c’est vous existe vraiment dans le film de Truffaut. Vous savez qui il est ?
Non, pas du tout. Mon personnage féminin correspond aussi à une jeune femme dans le plan. Je ne sais pas qui elle est. J’attends. Peut-être que des révélations sur son identité me seront adressées suite à la publication de mon livre.
Oui, ça a été le cas par exemple pour Leïlah Mahi 1932, un livre où vous enquêtiez sur la vie d’une femme des années 1920 dont le visage vous a frappé sur une tombe. Dans l’édition de poche, vous avez ajouté un texte suite à des éléments nouveaux qui vous sont parvenus après publication.
Cela s’était déjà produit avec Suzanne Grandais. Quelques jours apres la sortie d’Un amour sans paroles, une femme m’a appelé car elle avait bien connu le fan amoureux de Suzanne. Elle avait lu son manuscrit. Je l’ai fréquentée jusqu’à sa mort. Il y a un effet de la littérature. Pour Leïlah Mahi 1932, j’ai reçu un long courrier d’une jeune femme qui s’appelait Leïlah Mahi et que le livre a beaucoup troublée.
On a l’impression que, si vous projetez dans ces personnages disparus ces figurants qu’on apercoit sans les regarder, c’est que peut-être vous vous percevez comme cela. Un figurant dans la littérature, ou un figurant dans votre vie…
Il y a de cela, bien sûr. Je m’adresse à un nombre assez restreint de lecteurs. Et je préférerais en avoir davantage. Mais cette place, celle de la table du fond, me va assez bien. J’aime bien écrire en mineur. Pas de façon tonitruante. En procédant par suggestion. Quant à la question existentielle plus large, oui, je me sens un figurant dans la vie. Ou plutôt un passant. Mais je ne souhaite pas me lancer dans un commentaire trop analytique.
Dans Leïlah Mahi 1932, vous racontez justement que votre éditeur était JB Pontalis, et vous faites un portrait très émouvant de ce grand psychanalyste.
Oui, il est devenu un ami proche. Mais il opérait une séparation tres nette entre la personne qu’il était dans sa vie et le psychanalytique. Je l’avais beaucoup lu avant de le connaître mais, dans notre relation personnelle, son statut de psychanalyste importait très peu.
Quand, dans Le Figurant, vous racontez que vous avez figuré dans La Maman et la Putain, dans Out 1 de Rivette, que vous avez écrit dans les Cahiers du cinéma, c’est également inventé ?
Oui, également. Je n’ai pas écrit dans les Cahiers mais, en revanche, j’ai écrit dans Positif (rires). J’ai choisi les Cahiers parce que le livre est imprégné de part en part par la Nouvelle Vague, par Truffaut…
La Nouvelle Vague a été importante dans votre formation de cinéphile ?
Oui, vraiment. J’ai une passion pour Truffaut. J’adore Rivette, Rohmer, le Godard de cette période-là. Mon Truffaut préféré est La Chambre verte, dont le sujet (un veuf crée une chambre pour embaumer le souvenir de sa femme décédée – ndlr) me touche absolument.
Que pensiez-vous adolescent des films des années 1960 d’André Hunebelle sur Fantômas, avec Jean Marais et Louis de Funès, ou encore de la série des années 1970 Arsène Lupin avec Georges Descrières ?
J’aimais bien Arsène Lupin. Georges Descrières compose un Lupin ambivalent et séduisant. Mais j’aime plutôt aussi le film des années 2000 avec Romain Duris (Arsène Lupin de Jean-Paul Salomé, 2004 – ndlr), qui est pourtant très décrié. Sur les films d’André Hunebelle en revanche, il y a usurpation. ça n’a rien a voir avec les romans de Souvestre et Allain, ni avec les films de Feuillade. Quand j’étais enfant, Louis de Funès me faisait rire et je comprends qu’on y prenne du plaisir. Mais la noirceur, la peur, l’effroi ont disparu.
Votre profession était celle d’enseignant ?
Oui, j’enseignais le français et l’option théâtre. Je viens d’arrêter. J’ai aimé passionnément mon métier.
Vous montriez des films muets à vos élèves ?
Oui, systématiquement au dernier cours de l’année. ça ne leur est pas complètement inconnu. Presque tous ont déjà vu vaguement un film de Chaplin. Avec les comiques, le muet marche encore.
Est-ce que les films muets postérieurs à la disparition du muet, ceux de Philippe Garrel dans les années 1970 ou The Artist de Michel Hazanavicius, vous intéressent ?
C’est vraiment autre chose. Mais oui, ça m’intéresse. The Artist est un bel hommage au passage du muet au parlant.
Quels sont vos trois films muets préférés ?
(Rires) Je vais vous répondre, mais considérons que c’est un jeu. J’adorais montrer à mes élèves Paris qui dort de René Clair. ça leur plaisait bien, parce que c’est très insolite, marqué par le surréalisme. Parmi les films de Suzanne Grandais, j’adore Les Mystères des roches de Kador, qui est un film dément. C’est un film d’enquête policière en même temps qu’une réflexion sur le cinéma et la psychanalyse, qui sont deux disciplines qui ont beaucoup à voir. Et puis je vais vous dire un film parlant, un Bergman. Persona, par exemple. Ou alors Le Silence – et pas seulement pour le titre (rires).
Dernier roman paru Le Figurant (Gallimard, 2018)
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