A soixante-quinze ans d’intervalle, Nancy Mitford et Alexandre Jardin règlent leurs comptes avec leur famille facho : l’une avec subtilité, l’autre avec bêtise.
Fini l’esprit de Noël, place à l’ambiance Festen. L’heure est au lavage de linge sale familial. Comme si la littérature pouvait nettoyer au Kärcher les taches d’un passé trouble, blanchir un héritage souillé par le fascisme ou la collaboration.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Avec Des gens très bien, Alexandre Jardin, dont vous entendrez abondamment parler en cette rentrée, déboulonne la statue de son grand-père, Jean Jardin, surnommé « le Nain jaune ». Ce bon catholique et père de famille, confit de respectabilité, fut le directeur de cabinet de Laval. Il a trempé dans les pires horreurs du régime vichyste, à commencer par la rafle du Vél d’Hiv’ de juillet 1942.
Son passé n’a jamais été un secret, évoqué en 1978 par son fils Pascal dans Le Nain jaune, mais « dissimulé sous des kilos de gaieté », ou encore dans une biographie signée Pierre Assouline, qui ne mentionne pas une seule fois l’antisémitisme d’un homme qui côtoya Bousquet mais ne fut jamais inquiété après la guerre.
L’auteur de Fanfan expie aujourd’hui le poids de la culpabilité avec ce livre, avatar d’une histoire qui a mis du temps à s’écrire. Mais son acte de contrition tourne au délire quand il estime avoir voulu « enjuiver la France » en faisant des Français un « nouveau peuple du Livre » avec son association Lire et faire lire. Enorme ? Enorme. On peut aussi compter sur lui pour se lancer dans des comparaisons plus qu’hasardeuses entre le nazisme et l’islamisme. Atavisme Jardin par excellence, l’outrance romanesque aux naïvetés grandiloquentes désamorce la bombe qu’il voulait jeter à la face de sa famille.
Plus subtile, donc bien plus percutante, Nancy Mitford pratiquait la satire pour se moquer des fachos de sa famille, ses deux soeurs, Unity – qui s’installa en Allemagne dès 1934 et fréquenta Hitler – et Diana – qui épousa Oswald Mosley, le fondateur de l’Union des fascistes britanniques, dans le salon de Goebbels.
Un manifeste politique gracieux
Publié en 1935, Charivari, le troisième roman de l’auteur d’A la poursuite de l’amour, ne fut jamais réédité de son vivant, tout simplement parce qu’elle-même s’y opposait :
« Il y a eu trop de drames pour que des plaisanteries sur les nazis puissent paraître drôles ou n’être autre chose qu’une manifestation du pire mauvais goût, il n’en est donc pas question », écrivait-elle à son ami Evelyn Waugh.
Le livre lui avait aussi valu de se fâcher avec sa soeur Diana et, enfin réconciliée après-guerre, peut-être Nancy ne souhaitait pas raviver d’anciennes douleurs.
Dans Charivari, un des personnages, le capitaine Jack, le chef de l’Union Jackshirts, est calqué sur Oswald Mosley, et sa jeune groupie idiote, l’héritière Eugenia Malmains, sur Unity. Et tous deux y sont si ridiculisés dans leur fanatisme bête que Diana rompit avec sa soeur. C’est que, sous couvert d’être une comédie du flirt bucolique à la P. G. Wodehouse – que Nancy Mitford admirait -, Charivari, en soulignant le non-sens du discours fasciste jusqu’au comique absurde, se fait gracieux manifeste politique.
Alexandre Jardin s’en prend à ceux de sa famille qui ne sont plus là. Mitford raillait les siens de leur vivant même, tout en les aimant. D’ailleurs, elle eut beau assurer à Diana que son roman défendait le fascisme, celle-ci ne s’y trompa pas, exigeant qu’elle retire trois chapitres consacrés à Oswald. Même si Nancy obtempèra, Diana ne lui adressera plus la parole jusqu’à la fin de la guerre. Ce n’est qu’après la mort de Nancy qu’elle apprit que celle-ci était en fait à l’origine de son incarcération, avec Mosley, pendant la guerre. En revanche, elle ne sut jamais que Nancy s’était opposée à sa libération en 1943, arguant que sa soeur était « follement ambitieuse, une égotiste impitoyable et retorse, fasciste fervente et admiratrice de Hitler ». La famille est une chose formidable.
Elisabeth Philippe & Nelly Kaprièlian
Charivari de Nancy Mitford (Christian Bourgois), traduit de l’anglais par Anne Damour, préface de Charlotte Mosley, 252 pages, 18 euros ; Des gens très bien d’Alexandre Jardin (Grasset), 304 pages, 18 euros
{"type":"Banniere-Basse"}