Alors que la menace Bolloré pèse sur le monde de l’édition, il faut lire “Le Fétiche et la Plume – La littérature, nouveau produit du capitalisme” d’Hélène Ling et Inès Sol Salas, essai salutaire et très documenté.
En évoquant dans son célèbre Abécédaire la question de la “mort” de la littérature, de la philosophie ou du cinéma, Gilles Deleuze disait qu’en de telles matières, “il n’y a pas de mort [naturelle], il n’y a que des assassinats”.
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C’est bien à la description circonstanciée de ces assassinats successifs de la littérature, et du monde de l’édition en général, que se livrent Hélène Ling et Inès Sol Salas dans une enquête documentée sur l’hyperconcentration éditoriale – à laquelle nous assistons depuis plusieurs années, sans que rien ni personne ne puisse en conjurer les effets.
Rachats, valse des éditeur·trices, brutales réorganisations internes, constitution de véritables conglomérats de l’édition, précarisation de la grande majorité des auteurs et autrices : le gentil et subtil monde de l’édition française s’est mis au goût du jour d’un capitalisme financier adapté au “global literary marketplace”, qui “tend de façon structurelle à réduire l’enjeu formel, politique, propre à la complexité de l’écriture”.
Un point d’aboutissement
Si les tribunes contre l’OPA de Vincent Bolloré sur le groupe Hachette Livre circulent à l’envi depuis des mois, chacun·e mesure bien qu’elles ne sont que l’écho sourd d’une révolte impuissante. Ce nouveau monopole médiatique et éditorial détenu par Bolloré n’est voué qu’à “réduire définitivement la création littéraire à un secteur mineur de la production de contenus”, et pourrait, à terme, “lui faire subir une forme de ‘normalisation’, de standardisation des formes esthétiques et de neutralisation des questions de sens”, estiment Hélène Ling et Inès Sol Salas.
Nous serions ainsi arrivé·es avec le cas Bolloré à un point d’aboutissement d’un long processus, celui de l’absorption progressive des productions artistiques par les logiques de marché.
“Le déploiement de l’industrie des lettres s’est articulé au système financier-médiatique qui le soutient et s’en nourrit”
“Dans sa capacité à englober le monde, à en totaliser l’expérience, le marché a en effet fini par assimiler le livre à une marchandise”, avancent les autrices. Le livre, redéfini en marchandise (le “fétiche”), et l’écrivain·e (la “plume”), en produit d’appel. “Le déploiement de l’industrie des lettres s’est articulé au système financier-médiatique qui le soutient et s’en nourrit”, poursuivent-elles.
Contre ce nouveau rapport au livre, devenu simple produit dans une esthétique “tabulaire”, Hélène Ling et Inès Sol Salas rappellent, pour ne pas nous plomber définitivement, que la figure de l’écrivain·e et celle de l’éditeur·trice, cherchant à faire œuvre au-delà du marché, résistent malgré tout, comme l’atteste la publication de nombreux livres en cette rentrée. La littérature n’est pas morte, mais les marges, où les plumes se déploient, se réduisent à mesure que les fétiches les dévorent.
Le Fétiche et la Plume – La littérature, nouveau produit du capitalisme d’Hélène Ling et Inès Sol Salas (Rivages), 416 p., 22,50 €. En librairie le 7 septembre.
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