Dans son essai “Désaimer”, la philosophe Fabienne Brugère interroge l’épreuve existentielle de celui qui n’aime plus ou qui n’est plus aimé.
Si la rupture amoureuse traverse l’histoire de la littérature, du cinéma, et surtout la réalité de toutes les vies ordinaires, peu d’essais théoriques tentent d’en éclairer philosophiquement l’épreuve. Si comprendre ce que signifie aimer a généré des bibliothèques entières, expliquer ce que pourrait dire “désaimer” demeure largement un angle mort du champ affectif, en dehors des récits sur la trahison ou la solitude. C’est à cette attention au front renversé de l’amour que s’attache la philosophe Fabienne Brugère, entremêlant dans son nouveau texte, Désaimer : Manuel d’un retour à la vie, une épreuve personnelle et une réflexion générale sur l’éthique de l’attachement, qu’elle développe depuis des années à travers des livres importants sur la question du care, du féminisme, de l’hospitalité, du goût…, qui tous indexent leur élan à une expérience. Ici, aussi, l’expérience nourrit la pensée.
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“Le désamour est une énigme ; c’est un mot que l’on prononce à peine ou sur le bout des lèvres, comme à regret”, suggère-t-elle d’emblée, comme si son projet portait le risque de remuer le couteau dans la plaie du chagrin. Pourtant, même si ce qu’elle a traversé dans sa vie personnelle transpire dans les pages, le livre se veut moins une confession qu’un “portrait du désamour en le considérant comme un chemin par lequel un sujet apprend à ne plus aimer, à passer de l’attachement au détachement”. Qu’est-ce que rester seule avec son angoisse, sa colère ou sa haine ? Comment désaimer après des années vécues où tout a été mis en commun ? À toutes ces questions, qu’elle creuse en mobilisant ses lectures d’Épictète, Spinoza, Freud, Pontalis, Roland Barthes, Alain Badiou ou bell hooks…, Fabienne Brugère avance que “pratiquer l’art de désaimer est aussi essentiel que de pratiquer l’art d’aimer”.
Un art du détachement
De quoi cet art procède-t-il s’il veut échapper au simple ressentiment, à la tristesse, à la colère et à la haine ? D’un art du détachement, seule manière de conjurer la liquidation de la confiance, de la flamme et de l’allégresse. Fabienne Brugère défend la nécessité d’un regard lucide sur la fragilité même de l’amour, dont plein de signes qu’elle décrit – la dispute, l’ennui, le silence – annoncent souvent l’éclipse. L’ennui qui s’installe parfois dans les couples désigne ainsi “un temps sans fin où le futur s’est absenté”. “Avec Jankélévitch, écrit-elle, on peut dire que le commencement d’une relation est aventureux, qu’il démultiplie cette capacité de l’aventure à produire un avenir excitant et intense. L’ennui fait surgir une continuation angoissante, sans issue, dans un présent sans histoire dont on veut à tout prix s’absenter”.
Lucide sur ce qui a pu l’aveugler dans son engagement amoureux, Fabienne Brugère mesure qu’il existe pourtant des “briseurs d’illusion” qui nous ont appris à déconstruire les relations amoureuses, comme King Kong Théorie de Virginie Despentes, Le Consentement de Vanessa Springora ou encore Fou de Vincent d’Hervé Guibert. “Ces textes nous avertissent de la violence de l’illusion, des abus de pouvoir, des traumas qu’ils installent et des voyages sans retour. Pourtant, nous adhérons encore à ce que nous savons être une illusion, et nous ne voulons pas percevoir les signes précurseurs du désamour quand ils percent dans une relation”.
Changer d’amour
Décrivant et analysant le chemin de la déconstruction nécessaire qui mène d’un attachement à un détachement, “souvent à la limite des possibilités d’une vie”, la philosophe ne prétend pas livrer de recette à tous les désœuvré·es sentimentaux. “On ne guérit pas du désamour, contrairement à ce qu’Ovide affirme”, remarque-t-elle ; on tente de se sortir d’un désir, d’un attachement, d’une dépendance affective, avec l’espoir, à un moment où un autre, d’inaugurer autre chose, et généralement de sortir du ‘dé’, et d’aimer ou de désirer à nouveau”. Changer d’amour, c’est peut-être aussi, suggère-t-elle, “changer l’amour” lui-même, c’est à dire “inventer des modes de vie amoureux enracinés dans des relations de désir qui peuvent suspendre la domination masculine”.
Observant qu’il existe une dynamique des mouvements gays et lesbiens qui tient dans le refus des formes de vie patriarcales dominantes, la philosophe s’interroge même sur le fait de savoir si changer l’amour, ce n’est pas alors “changer de sexualité”. Quoi qu’elle fasse de cette hypothèse, encore ouverte, elle est le signe d’une nécessité de “réinventer l’amour” de manière globale, comme le proposait récemment Mona Chollet, par-delà le choix de la sexualité. Apprendre à désaimer, c’est au fond réapprendre à aimer.
Fabienne Brugère, Désaimer : manuel d’un retour à la vie (Flammarion, 240 p, 21 euros). En librairie.
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